Lorsque Netflix a annoncé une série sur le jazz produite et coréalisée par Damien Chazelle, il y avait lieu de croire qu’elle prolongerait le geste entamé avec Whiplash, coup de force d’un ex-batteur reconverti en cinéaste et trépignant d’impatience à l’idée d’être admis à Hollywood pour y faire ses grandes œuvres. C’est toutefois plutôt du côté de Guy and Madeline on a Park Bench, son premier long-métrage inédit en France, et de La La Land qu’il faut chercher une filiation à The Eddy, son principal protagoniste étant comme Sebastian (Ryan Gosling) le propriétaire d’un club de jazz, celui-ci situé à Paris. Pianiste révéré, Elliot Udo (Andre Holland) s’est éloigné des claviers pour prendre en main la direction artistique des lieux et du groupe maison. Réservé et ombrageux, ce New-Yorkais inconsolable depuis la mort de son fils se retrouve victime d’une sombre affaire dans laquelle trempe son associé (Tahar Rahim). C’est le moment que choisit pour faire irruption dans sa vie sa fille Julie (Amandla Stenberg), une ado ballottée entre deux continents et des parents divorcés, qui traîne derrière elle le bagage existentiel de rigueur.
Seuls les deux premiers épisodes ont été réalisés par Chazelle, assisté du chef opérateur Éric Gautier, qui convoque un Paris vibrant et métissé, trop souvent tenu hors-champ à la télévision comme au cinéma. Tournés en Super 16, ils forment la matrice esthétique du reste de la série, confiée à Houda Benyamina, Laïla Marrakchi et Alan Poul, à qui Netflix a cependant imposé le numérique, la pellicule étant manifestement un privilège réservé aux auteurs américains d’envergure. Le travail d’harmonisation entre les deux supports a beau être réussi, il ne dissimule en rien l’échec collectif à représenter la pratique musicale comme vecteur d’émancipation d’une réalité que se coltinent les personnages au gré de péripéties invraisemblables. Revendiqué par Chazelle, l’héritage de Cassavetes est ici quasiment parodié dans les scènes de club, avec ce filmage caméra au poing, calé sur l’énergie des corps et la pulsation du jazz, dont il cherche à restituer l’improvisation. Zigzagant d’un protagoniste à un autre, le plan-séquence inaugural de The Eddy a beau répondre à une logique d’exposition typique de la narration sérielle, ses maladresses stylistiques se répètent et s’amplifient à chaque séquence de concert – mobilité exténuante, contre-plongées au plus près des instrumentistes et gros plans. Si l’intention est de retrouver la liberté de mouvement permise par une équipe légère, l’ivresse tourne à la gueule de bois dès le troisième épisode, signé Benyamina : un hommage interminable à un défunt qui donne l’impression que la Fête de la musique s’est invitée à une réception d’enterrement.
Cultivé comme une fin en soi, ce goût des atmosphères tour à tour joyeuses et blafardes est aggravé par une écriture bâclée, même si le scénariste Jack Thorne a délibérément privilégié le développement des personnages au détriment de son intrigue, digne d’un mauvais polar. Reconnaissons que la distribution, en particulier féminine, est le point fort de la série : Stenberg, Joanna Kulig (la révélation de Cold War) ou Leïla Bekhti conversent dans un charmant franglais avec Elliott, l’Américain expatrié, à l’enseigne de ce club rétro devenu leur seul port d’attache. Ici, chacun est musicien, même ceux et celles qui ne jouent pas (ou plus) d’instrument, déroulant leurs propres soli le temps d’un épisode portant leur nom. Comment expliquer alors que leurs blessures, si profondes pour certaines d’entre elles, ne laissent pratiquement aucune trace en nous ? La faute à un manque d’ancrage dans un récit véritable. À peine esquissés, les enjeux finissent par se résorber dans un bouquet d’humeurs chagrines qui s’évapore à la surface du pavé parisien, à l’image de ce jazz passe-partout qui lui sert de bande-son. C’est que cette visée documentaire dans les choix de mise en scène tient aussi d’une forme d’idéalisation, tant la ville interlope que The Eddy prétend révéler à grands renforts d’instantanés prélevés sur les trottoirs de Belleville ou de Bobigny n’est l’objet d’aucun discours sur les rapports de force ou les tensions culturelles et raciales qui l’innervent, discours auquel le format sériel se prêtait pourtant idéalement, comme l’a démontré Treme.