Le nouveau film d’Albert Serra (lauréat du prix Jean Vigo) fait se rencontrer deux personnages de l’histoire de France, le monarque absolu Louis XIV et le champion de la Nouvelle Vague Jean-Pierre Léaud. Nous avions, lors de sa présentation hors compétition au dernier Festival de Cannes, dressé un portrait critique de ce méta-film quelque peu étouffé par son hommage au monstre Léaud et mettions en garde contre une lecture un peu béate du nouveau film-programme de Serra. Partant de là, nous souhaitons tirer ici d’autres fils et y voir une proposition néanmoins plus aimable et ambitieuse qu’une lourde machine théorique.
Le roi de 72 ans, gangrené à la jambe, s’enferme dans l’obscurité d’une chambre versaillaise pour y recevoir des soins, continuer de gouverner et tenter d’arracher quelques moments de plus à cette pénible maladie. Sa longue agonie, que ne font qu’accélérer les médecins, permet d’observer l’esprit déterminé et clairvoyant d’un homme face à la bêtise de son temps et engoncé dans des protocoles mortifères. Mais au-delà de la chronique d’un épisode historique inédit et morbide, La Mort de Louis XIV serait surtout un film costumé sur la fin de vie, un regard appuyé sur la longue dégradation d’un corps, observée attentivement par une armée de courtisans grotesques et pourtant vécue avec grâce par son principal protagoniste. Au principe de cette étrange formule, se trouve la royauté de ce corps exceptionnel, qui rend nécessaire l’attention hors du commun que la cour – et le réalisateur – lui portent, qui fait de chaque scène un moment ritualisé, de chaque mot un discours soupesé, de chaque râle une potentielle expiration divine.
Grotesque médical
À un premier niveau, le film croise deux fils narratifs : la prolongation de l’activité gouvernementale du roi affaibli et la progression de la maladie, observée, commentée, et combattue par les médecins. De là découle un étrange suspense de chambre, l’attente insoutenable de l’horizon inéluctable annoncé par le titre et qui se refuse pourtant à arriver. La bataille contre la mort que mènent les doctes courtisans étale le processus dans le temps, fait de chaque tentative un événement grossier qui plonge la situation dans le ridicule. Le caractère sacré du corps royal justifie maints débats médicaux, dans un esprit de sérieux d’autant plus drôle que le regard doublement rétrospectif du spectateur (sa connaissance de la conclusion fatale et son regard médical d’homme moderne) lui rendent ces errements absurdes. La langue châtiée du roi, son esprit fin et malicieux, comme les ridicules protocoles auxquels il se soumet (notamment les adieux) renforcent ces effets de rire jaune, tout en conférant au monarque une certaine grâce. La qualité de jeu de l’acteur est ici déterminante. Les simagrées de Léaud, son rire enfantin, autant que sa persona cinématographique, contribuent à décaler le film et à nourrir un regard ironique, à donner vie à un personnage de mourant : le roi Léaud apparaît ainsi comme dans l’acceptation à la fois consciente et élégante de la situation.
Filmer l’agonie
On pressent cependant que le décorum historique n’est peut-être qu’un simulacre pour prendre le temps de filmer dans le détail le passage d’un corps vers la mort. L’attention des courtisans envers le roi est le vecteur de l’attention obligée du spectateur vers un homme mourant. Le lit royal n’est pas une literie d’hôpital, pourtant le regard est clinique. Le travail de l’image renforce le caractère mortuaire de la scène, alignant le visage du roi sur les couleurs de ses teintures, le camaïeu de pourpres et d’or évoquant les teintes de putréfaction d’un fruit – alors que l’alimentation même du roi est de plus en plus pénible et réduite au néant.
D’une gravité à la fois extrême et pince-sans-rire, La Mort de Louis XIV propose une parfaite synthèse esthétique entre les ors du palais, les teintes de la jambe bileuse et le rire jaune provoqué par le grotesque de la situation, et son regard sur les soubresauts de vie sous un corps pourri vaut davantage que son projet artistique affirmé ne laisse paraître.