Revenu en France après un périple américain qui ne donna rien de moins, entre autres, que Lettre d’une inconnue, Max Ophuls commence en 1950 une série de films impressionnants de beauté tragi-comique (Le Plaisir, Madame de…, Lola Montès) dont le premier, La Ronde, réunit un nombre de tableaux et d’acteurs non moins impressionnants. Tirés d’une pièce de Schnitzler à mi-chemin entre les Caractères de La Bruyère et le théâtre de boulevard fin de siècle, les dix tableaux de La Ronde mettent en scène la rencontre, la séduction, l’acte sexuel (détourné) et la séparation de dix couples différents, reliés par un personnage flottant et un motif simple : le plaisir infini de l’amour mêlé à son désenchantement.
Ophuls, créateur faussement omniscient
La scène d’introduction prend tout de go des allures de conte moral : un homme, « auteur, acteur, passant » tente de satisfaire « notre désir de tout connaître ». « Je vais en rond, cela me permet d’être tout à la fois, partout », nous dit-il avant de présenter son manège d’images et de sons. Est-ce là un fantasme d’Ophuls, celui du marionnettiste conteur, celui du Dieu cinématographique qui voit tout lors de travellings à 360° ? Point du tout. Cette fable est immédiatement maintenue dans un artifice assumé qui va de Paris à Vienne en un clin d’œil, de scène de théâtre en plateau de tournage et du créateur à ses personnages qui, loin d’être des pantins forgés par la fiction, sont des représentants vivants, en mouvement perpétuel, de l’aléatoire amoureux. Ophuls se paie même l’humour de filmer, à la place d’un acte sexuel, le censeur qui coupe sa pellicule : s’il n’est pas maître des contextes et des développements, il est bien le filmeur, le regard auquel on n’échappe pas. Le meneur de jeu (Anton Walbrook), qui prendra part à l’histoire de chaque couple, est plus Cassandre que Gaïa : il commente, assure une continuité entre le récit et son origine factice (l’écriture), mais n’intervient pas directement dans le destin des personnages. Il raconte, comme Ophuls, la société amoureuse, ses codes et ses déplaisirs, sans rester en retrait : c’est le regard d’un homme sur le désir qui prime, et sur son art, un art, comme celui de la séduction, emprunt de falsification, d’embellissement et de vérité détournée.
Tourne, tourne…
Critique ouverte d’un théâtre filmé trop statique au goût d’Ophuls, La Ronde se plaît à mélanger les décors, les situations et les caractères : ce n’est, en définitive, pas la scène qui compte, mais la façon dont le cinéma la reproduit et les potentialités que celui-ci offre. Le lieu (un quai, une chambre, un restaurant, un parc…) est un terrain de jeu, un espace de construction et de narration. On retrouve bien évidemment dans ces espaces le panache profusionnel du réalisateur de Lola Montès et sa finalité : ouvrir les portes d’un déséquilibre, faire trembler le cadre d’un tableau trop net et casser la géométrie d’un lien, social ou affectif. Chaque portrait est finalement celui d’une cassure, d’une incompréhension : celle de la prostituée (Simone Signoret) dont le désir va au-delà du professionnalisme envers un soldat de passage (Serge Reggiani), celle de l’amante (Simone Simon puis Danielle Darrieux) qui tente de se persuader que le séducteur (Daniel Gélin) pourra ressentir ce qu’il joue à merveille, celle du mari infidèle (Fernand Gravey) qui refuse de se penser comme tel et attend vainement l’amoureuse volage (Odette Joyeux) ; celle, enfin, de la comédienne (Isa Miranda) qui voudrait justement devenir autre chose qu’un objet de désir et n’y parvient pas, oubliée par un comte (Gérard Philipe) qui, à peine sorti de la chambre, est rentré dans la ronde.
Le plaisir et le déplaisir
Il y a chez Ophuls une jouissance du rythme, de la danse infinie et de l’interchangeabilité qui ne masque pas l’effet pervers du mouvement circulaire : ce dernier ne s’arrête jamais, mais ne prend pas non plus son temps. L’amour continue, mais c’est un amour teinté du désespoir des éternels déçus, des oublieux et des oubliés. Les mauvais joueurs de l’affect ne sont épargnés ni par les cris ni par les rêves fauchés au beau milieu de la séduction. En filigranes, une solitude profonde s’insinue et finit par transpirer de tous les pores de l’image : les couples sont séparés par le temps (ou une horloge), par des lignes brouillées (de portes, de fenêtres, d’échappatoires bloqués)… et la poésie du cinéma, censurée par une folie passagère ou un déséquilibre plus profond, est un vertige qui ne peut cacher la médiocrité des uns, la tristesse des autres et la finitude de tous. Du Carnet de bal (Julien Duvivier, 1937) – dont La Ronde reprend la construction et la quête éperdue d’un amour enfui – à la cristallisation stendhalienne, le film d’Ophuls manie les références littéraires et cinématographiques avec prudence. Comme les décors, les cadres ou les espaces, ces références sont des matériaux malléables qui appuie la vision propre du cinéaste. Ophuls se concentre sur l’étouffement du sentiment dans une société normée par le mariage et les hypocrisies sociales : ces tiraillements amoureux, coincés entre la légèreté et l’impuissance, mènent majoritairement à l’échec. Histoire de dire, finalement, que le cinéma, bien qu’artificiel et monté de toutes pièces, reste, si ce n’est un porteur de réalité, un révélateur des hommes dans une société donnée.