Avant-dernier long-métrage de Max Ophuls, Madame de… est le dernier film que le cinéaste tourne avec sa muse, Danielle Darrieux. Entrée dans La Ronde ophulsienne en 1950, l’actrice est devenue l’égérie du cinéaste, prêtant sa beauté à l’une des prostituées de La Maison Tellier, épisode centrale du Plaisir, avant d’incarner ici l’inoubliable Louise du roman éponyme de Vilmorin. Classique et avant-gardiste, grave et élégant, Madame de… est un incontestable chef‑d’œuvre sur le sentiment d’être « perdue dans un univers qui ne finit pas d’être ».
La comtesse Louise s’ennuie et comble le vide de son existence d’accessoires et de parures qui finiront par lui coûter bien plus cher qu’elle ne l’imagine. Pour compenser ses dettes, elle vend une paire de boucles d’oreilles offertes au lendemain de leurs noces par son mari (Charles Boyer). Elle lui dira les avoir perdues, s’enfonçant dans une spirale de mensonges qui n’épargnera pas le baron Donati (Vittorio De Sica) dont elle s’est violemment éprise. Les boucles passent alors de mains en mains, chaque fois lestées d’un peu plus de passion et de tromperie. « On ne peut aimer vraiment que dans la vérité » disait pourtant le mari d’Emma, interprétée par Darrieux, qu’elle trompait déjà dans La Ronde. Mais la frivole aristocrate n’a visiblement pas retenu la leçon et emporte avec elle les hommes de sa vie dans la valse fatale des apparences qu’elle aura tenté de sauver en vain. L’accessoire anodin s’extraie du décor pour devenir le pivot dramatique d’une narration circulaire, si chère au cinéaste, que seul la ligne droite du duel pourra funestement briser.
Le rôle central que joue l’objet témoigne de l’importance de l’artifice dans le cinéma ophulsien. Bien au-delà du goût pour le décorum, il atteste de la primauté du paraître dans une société du vide qui conduit les hommes à leur perte. Le film n’achève-t-il pas sa valse exténuante sur les boucles d’oreilles, enfin immobiles, dans un plan déserté de l’humain ? Le premier plan-séquence, d’une éblouissante maîtrise, donnait corps à son héroïne à travers les artifices. Tandis qu’elle soliloque sur la nécessité de vendre l’un de ses biens, ses mains manipulent des bijoux, caressent des fourrures où se dessine peu à peu son ombre avant que son visage n’apparaisse enfin dans le miroir. Ombre, reflet d’elle-même, Louise est un personnage, un masque bavard qui ne vit qu’en représentation perpétuelle pour séduire à défaut de vivre, à l’image d’Ambroise, le vieillard qui nous emportait dans Le Plaisir. Elle n’existe qu’à travers ses fanfreluches et voilettes qui déjà opprimait le corps d’Emma, et ses mots dont elle ne mesure jamais les conséquences. Mais Ophuls, homme de théâtre, connaît bien l’importance du verbe et du costume qui, dans la trilogie de la passion qu’il réalise avec Darrieux, menacent à tout moment de révéler le néant ontologique de ses personnages.
Avec Madame de…, Ophuls a pris des risques. Celui de ne plus « se cacher » derrière un meneur de jeu (La Ronde) ou un narrateur (Le Plaisir) pour mener lui-même la danse. Celui d’adapter une nouvelle frivole de Louise de Vilmorin, mise en dialogue par un boulevardier à la mode, Marcel Achard. Celui, enfin, de réaliser un film en costumes qui, a priori, tournerait effrontément le dos aux problématiques contemporaines qui agitent le cinéma d’après-guerre. Mais « ce n’est que superficiellement que nous sommes superficiels » dit Louise à son général de mari. À travers les mots de son héroïne, Ophuls semble répondre à ses détracteurs qui l’accusent de revenir en Europe bercé de futilité, comme indifférent aux tourments de l’époque. C’est que le passé est plus reposant que le présent avouait le conteur de La Ronde. Mais Madame de… est bien un film authentiquement contemporain, « à l’heure » dans sa manière d’envisager les hommes et le monde, suffisamment intemporel pour résister à l’épreuve du temps. En cela, les films qu’Ophuls réalise avec Darrieux, dont Madame de… est l’apogée, ne sont pas si éloignés de ceux que fait au même moment Rossellini avec Ingrid Bergman. Le rapprochement ne manquera pas d’étonner tant il n’est peut-être pas de style plus opposé à l’humilité rossellinienne que le baroquisme ophulsien. C’est que Darrieux, l’ingénue du cinéma français, la star des comédies romantiques, incarne une prise de conscience de sa vacuité existentielle qui emprunte un cheminement spirituel, entamé dans La Ronde qui faisait tomber les illusions, amplifiée dans Le Plaisir, portée là à son apogée. La Madame Rosa de La Maison Tellier (épisode central du Plaisir), gagnée par l’émotion de la communion, retourne ici à l’église. Mais il est trop tard, et elle est déjà amputée de son nom, en suspension. Si la trajectoire du drame ontologique menait Bergman vers l’ascension et la sainteté, celle de la muse d’Ophuls se clôt par une inexorable chute. Les corps tombent toujours dans le cinéma ophulsien, enivrés par la danse, exténués par le mouvement incessant de sa flamboyante mise à scène qui met les personnages à l’épreuve, physiquement, de cette prise de conscience.
Découvrant que sa vie, futilement, ne tourne plus qu’autour d’un malheureux bijou, Louise se laisse gagner par l’inertie. Ses évanouissements ne sont plus la coquetterie de celle qui aime à se donner en spectacle ; ils annoncent la fin tragique d’une existence qui tourne à vide. Et la fin d’une collaboration magnifique entre un « magicien », comme Darrieux appelait Ophuls, et son actrice fétiche, petite fiancée de Paris écervelée à laquelle le cinéaste a donné la consistance du mythe.