Réalisé en 1949, Les Désemparés est le dernier film de la période américaine de Max Ophuls avant un retour prolifique en France qui le verra accoucher de chefs d’œuvre tels que La Ronde, Madame de… et Le Plaisir. Probablement le plus américain de tous ses films, Les Désemparés est à la croisée des nombreuses influences du cinéaste allemand et offre un portrait ambigu de femme fatale, rencontre improbable d’une garce et d’une femme totalement dévouée au bonheur conventionnel de son foyer.
On a souvent dit de Max Ophuls qu’il était le plus européen des réalisateurs américains, à moins que ce ne soit l’inverse. Né en Allemagne au tout début du siècle, le réalisateur a commencé à réaliser ses premiers films pour l’UFA au début des années 1930 (dont le remarquable Liebelei en 1933) avant de fuir son pays pour une France encore libre et qui lui permet de poursuivre son travail de cinéaste. Un peu selon le même schéma que Fritz Lang, cet exode ne durera pas car la défaite de 1940 invite le réalisateur d’origine juive à s’exiler pour les États-Unis. Là-bas, à la différence d’autres réalisateurs européens fraîchement expatriés (Hitchcock, Siodmak, Wilder), Max Ophuls ne parvient pas à monter de nouveau projet. Il lui faudra attendre quelques années avant de se voir confier la réalisation complète d’un nouveau long-métrage, L’Exilé en 1947. Les films vont alors se suivre à un rythme nettement plus soutenu : en seulement deux ans, quatre sortent sur les écrans américains, dont la fameuse adaptation de Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig avec Joan Fontaine. Tous seront des échecs au box office, y compris le sombre et paranoïaque Caught (Pris au piège) en 1949.
Mais le réalisateur trouve ses marques au sein du système hollywoodien et son caractère réputé facile lui permet d’enchaîner sur un ultime projet, l’adaptation du roman The Blank Wall d’Elisabeth Sanxay Holding, sous le titre original de The Reckless Moment, faiblement traduit en français par Les Désemparés. Le contexte d’après-guerre est particulier : en l’absence des hommes partis au front, de nouvelles figures littéraires féminines ont investi le champ de l’édition et dessinent en filigrane le modèle à venir d’une société entièrement érigée sur le principe de l’American Way of Life. Pour Max Ophuls qui estime qu’il n’a pas encore réalisé de véritable film américain, l’adaptation de cette œuvre est une aubaine. Lui qui a toujours nourri un intérêt particulier pour les portraits de femmes en prise avec les conventions sociales, il ne s’était pourtant jamais totalement démis de son influence européenne, ou plus précisément viennoise, entre son adaptation romantique de Lettre d’une inconnue et son film noir sous influence expressionniste qu’était Pris au piège. À travers le portrait d’une mère de famille bourgeoise américaine, Lucia Harper (impressionnante Joan Bennett), qui se retrouve personnellement confrontée à une sombre histoire de meurtre et de chantage, c’est un certain portrait de l’Amérique d’après-guerre que Max Ophuls va s’attacher à construire.
Élément très important dans la construction narrative de ses films, le décor tient ici une place primordiale : une banlieue bourgeoise de Los Angeles, une maison moderne donnant directement sur les belles plages du sud de la Californie. Les Harper n’ont pas l’air à plaindre : entre la bonne, le grand-père recueilli et les enfants aussi inventifs qu’épanouis, on semble tenir là le modèle idéal de la cellule familiale américaine. Pourtant, Ophuls ne cherche pas à anticiper ce qui fera la marque de son homologue Douglas Sirk et ne s’étend pas sur le faste matériel de cette classe moyenne bénéficiant du miracle économique d’après-guerre. Très vite, le tableau idyllique est présenté comme dysfonctionnant : le père de famille est totalement absent et le restera jusqu’à la fin du film. Retenu pour des raisons professionnelles en Allemagne (on devine qu’il participe à la reconstruction du pays), il n’existe qu’en hors-champ, très loin des enjeux quotidiens auxquels son épouse doit faire face. Et la pauvre n’est pas épargnée : après avoir sommé sa jeune fille de cesser toute fréquentation avec un jeune manipulateur, elle décide de protéger sa fille (et sa famille) de la mort de celui-ci sur le terrain de la maison, ce que la police pourrait très vite qualifier de meurtre.
Pendant toute la durée du film, le réalisateur va donc filmer cette mère de famille qui ne faillit jamais à son rôle de femme au foyer tout en composant avec un maître-chanteur peu scrupuleux prêt à la livrer sur le champ à la police. Dans cet univers typiquement américain que le réalisateur dessine, les espaces sont très clos (les pièces de la maison qu’on isole les unes des autres, la voiture, la cabine téléphonique) mais tout est continuellement régi par le jeu des apparences. Ces espaces que l’on ferme et qui rendent totalement prisonnière Lucia Harper sont autant de trompe-l’œil qui permettent de mieux dissimuler la totale contradiction de certaines situations. Joan Bennett compose une mère de famille obstinée et charismatique mais qui ne cherche jamais à sortir du périmètre auquel on l’a circonscrite. Toujours bien mise, laissant tout au plus apparaître une dureté derrière de petites lunettes, elle fait preuve d’une totale abnégation sans son souci de protéger sa famille. Elle n’implique personne d’autre qu’elle-même dans ce jeu particulièrement dangereux, préférant se mettre en danger plutôt que de rendre vulnérable le modèle de famille américaine qu’elle s’est attachée à construire avec son mari.
Parfaite héroïne de mélodrame, elle n’en reste pas moins une véritable figure du film noir. Preuve en est cette scène maintes fois retournée où la mère de famille s’empare froidement du corps inanimé de l’ex-petit ami de sa fille pour l’amener jusqu’au bateau. Très découpée, cette scène multiplie les angles de vue sur les espaces ouverts. Si la comparaison avec les nombreux films d’Hitchcock est inévitable, celle-ci traduit surtout le contrepoint d’un modèle de vie où le hasard et le trop-vide n’ont pas leur place. Au départ tournée comme un seul plan-séquence (ce qui permettait à Ophuls de rendre un court hommage au néoréalisme de Rossellini qu’il adulait), la scène n’a pas plu aux Studios qui y voyait un délitement trop dangereux du récit susceptible de déstabiliser le spectateur. Alors qu’en fin de compte, c’est surtout cette ténacité d’un retour à la norme sociale comme véritable moteur du film et du personnage principal qui subjugue et peut s’avérer totalement déstabilisant.