Le plaisir chez Ophuls, c’est d’abord celui de filmer, avec cette exubérante virtuosité qui rebutait quelque peu les critiques de l’époque. Il fallut la ténacité d’un Truffaut pour porter aux nues son cinéaste de chevet, qui signe là le second film de son tardif retour en France. L’histoire a donné raison aux critiques des Cahiers du Cinéma, en imposant Ophuls, au même titre que Renoir et Rossellini, comme un maître d’exception. La reprise en salles du Plaisir et de Madame de… confirme aujourd’hui la vitalité époustouflante d’un cinéaste aussi obstiné que ceux qui prirent sa défense.
C’est devenu un poncif : le cinéma de Max Ophuls relève du baroque, ce concept fourre-tout emprunté à la littérature et remis au goût du jour dans les années 1950, dont s’empara la critique cinématographique pour qualifier les imaginaires foisonnants de Fellini, Greenaway, Jodorowsky, Ruiz ou Argento. Un style désormais perverti par le baroque’n’roll boursouflé de Baz Luhrmann, enivrant jusqu’à la nausée, dont l’hystérie se démode déjà dix ans à peine après Moulin Rouge, quand Le Plaisir semble éternel. C’est que le baroque d’Ophuls n’a rien de la gratuité à l’arrière-goût d’imposture qui agite le cinéma de Lurhmann. Bien au contraire, il témoigne d’une adéquation élégamment maîtrisée entre le fond et la forme, entre une vision du monde et une conception du cinéma fidèle à ses convictions, envers et contre tous : critiques hurlant à l’obscénité futile, public frileux, producteurs inquiets de ses budgets colossaux. Plus qu’une simple étiquette, ce style affirme la vivace modernité du réalisateur. L’ardeur dionysiaque et cinétique qui anime Le Plaisir, en lutte, déjà, contre la sagesse apollinienne du cinéma classique, ramène à la surface des choses la force souterraine qui les agite : la hantise de l’immobilité, qui n’est autre que celle de la mort. Cette hantise est combattue dans la recherche du plaisir, dont le mot d’ordre est le mouvement. Fêtes, danse, fanfreluches, escaliers en tous sens, ornementations étourdissantes, cadrages bancals, mouvements incessants des acteurs comme de la caméra, exaltent la vie contre l’inertie morbide et l’ennui qui menace à chaque instant de renvoyer à la vacuité de l’existence. Chez Ophuls, the show must go on : il faut avancer, toujours, s’abandonner à la dictature de l’arabesque, quitte à faire ces détours et retours qui dévoilent l’impossibilité de figer le plaisir en bonheur.
Ainsi avancent les personnages des trois sketches qui composent le film, adaptés de nouvelles de Maupassant. Dans Le Masque, un vieillard se lance à corps perdu à la poursuite de sa jeunesse dans les bals, dansant tel un automate rouillé sous le visage factice de la séduction éternelle. L’étourdissement va jusqu’au bout de sa logique, l’évanouissement, qui le ramène au foyer où l’attend sa fidèle épouse. Dans La Maison Tellier, l’épisode le plus long, les cocottes d’une maison close abandonnent leurs habitués à une violente frustration, le temps d’un week-end, pour une première communion à la campagne. Dans une parenthèse arcadienne, le cinéaste fait preuve d’une certaine économie et témoigne d’un sens du rythme capable d’apaiser le pouls du film pour mieux le relancer. Pas dupe de la digression bucolique, il ramène ses belles aux joies de la fête dans la maison… close. Car l’enfermement gagne constamment les personnages du cinéma ophulsien (dans la voiture, le train, le cadre), qui maintient la vie comme un vain bouillonnement dans une prison dorée. Enfin dans Le Modèle, un peintre séduit une modèle avant de s’en lasser. Follement éprise, la jeune femme commet un geste fatal qui la retrouve tragiquement liée à son artiste.
Chaque épisode orchestre la rencontre du plaisir avec l’amour, la pureté et la mort. Et c’est Maupassant lui-même, commentant ces histoires qui se répondent, avec cette douce ironie qui anime les dialogues des derniers films d’Ophuls, qui nous entraîne en voice over dans la valse. Sa voix complice s’adresse au spectateur, le transporte du noir vers la lumière qui donnera vie aux plans que le conteur semble orchestrer. Le geste ophulsien d’adaptation est là, dans ce glissement des mots aux images éprises de frénésie, dans ce transfert saisi dans la mince interface entre la vie et le spectacle que les personnages du cinéaste, qui ne cessent de se mettre en scène, ne peuvent jamais pleinement distinguer. Mais ce noir est aussi d’outre-tombe, et cette voix est celle d’un mort. Et la mort, inéluctable, ne manque pas de menacer ces êtres qui, comme conscients de sa présence spectrale, la provoquent sans cesse. Elle est là, qui guette le Masque, incarnée par ces hommes du bal rejetés au bord du cadre gagné par leur statisme d’observateurs ou qui pénètre la ronde quand le conteur devient témoin du Modèle.
Le mouvement qui anime est aussi celui qui épuise. Ne pouvant jamais s’interrompre, il condamne à ne pouvoir faire de pause quand vient le moment de savourer le bonheur qui n’est alors déjà plus qu’un vestige dans l’empressement de vivre. Ainsi les figures ophulsiennes de l’exaltation résistent aussi à la fixité de l’interprétation, se retournent toujours en leur contraire. L’escalier qui emporte vers la frénésie entraîne aussi vers la chute : celle du masque qui s’écroule d’épuisement, celle du modèle éconduit qui monte à l’étage pour se jeter par la fenêtre. Dans le dernier sketch, la virtuosité amoureuse de la caméra, capable de traverser les murs, devient l’impulsion claustrophobe de l’emportement. Déjà, dans La Maison Tellier, la privation des hommes de leur exutoire quotidien transforme leur désir en violente altercation. L’irrésistible énergie qui anime la recherche du plaisir n’a d’égal que sa frustration, sa rage ou son désespoir une fois retombée l’allégresse de la distraction. À l’aube des années 1950, Ophuls prend déjà le pouls d’une société régie par l’idéologie marchande qui entretient la ronde du bonheur en excitant le besoin de plaisirs facilement consommables. Elle prend le visage de Pierre Brasseur, le vendeur de jarretières qui, parmi la délicieuse pléiade des stars de l’époque (Jean Gabin, Danielle Darrieux, Simone Simon), distribue au cœur du film une euphorie cupide. La frivolité apparente qui anime le cinéma ophulsien, parce qu’elle sait toucher les profondeurs passionnées de l’être, reste toujours d’actualité.