Œuvre funèbre : Lola Montès est le dernier film du grand cinéaste d’origine allemande Max Ophuls (décédé en 1957, deux ans après la sortie du film) qui marqua de sa patte inimitable tous les pays qui accueillirent sa ronde insatiable : l’Allemagne (Liebelei, 1932), les États-Unis (Lettre d’une inconnue, 1948) et la France surtout, dernier refuge (De Mayerling à Sarajevo, 1940, Madame de…, 1953, Le Plaisir, 1952). Œuvre maudite : cuisant échec public, Lola Montès fut coupé et remonté, au grand dam de ses admirateurs (notamment de la Nouvelle Vague), et les versions les plus invraisemblables circulèrent longtemps. Le Festival de Cannes 2008 présenta enfin la version originale et remasterisée du film, seule digne de l’éclatante beauté technique de ce chef d’œuvre, considéré à raison comme l’un des monuments de l’histoire du cinéma.
On la disait comtesse, danseuse, courtisane surtout. Elle a fait tomber à ses pieds compositeurs, militaires, étudiants et souverains. Déchue, blessée par les nombreux scandales dont elle fut la cause, elle doit à présent exposer sa beauté et sa vie, romancée, exagérée, à la rapacité du public d’un cirque dont elle est la principale attraction. La caméra tournoie, comme les acrobates et les clowns qui viennent la « raconter » en formant des tableaux vivants, autour de cette femme engoncée et immobile dans son lourd costume de princesse. M. Loyal dresse son fouet au-dessus d’elle comme il le ferait pour un tigre et répond à sa place, puisqu’elle n’est capable que de murmurer un « ça va aller » d’un ton monocorde. Une question s’élève parmi les spectateurs, reproduite en écho : Lola se souvient-elle de sa vie ? « S’en souvient-elle ?» Et Lola la « freak », la bête fauve du cirque, se fond lentement en Lola l’aventurière, l’amante de Franz Liszt et de Louis Ier de Bavière…
Lola Montès, personnage historique – dont l’existence est largement extrapolée ici –, est-elle une héroïne ? La manière dont Ophuls la filme, dans les flash-backs comme dans les scènes de cirque, montre qu’il ne s’agit pas de décrire ici la splendeur puis la misère d’une courtisane, mais plutôt une déchéance continuelle, la tragédie d’une femme qui ne savait ni que faire, ni où aller. Lola, venue des Indes, s’installe en Angleterre, étudie à Madrid, puis voyage… À Rome, en Bavière, en Pologne, à Paris. Son mouvement est incessant, à l’image de celui de la caméra et de la technique circulaire propre au style d’Ophuls (dont l’exemple paroxystique se trouve dans La Ronde). Voici une jeune femme venue de nulle part, et repartant on ne sait où, passant d’un amant à un autre, d’une existence à l’autre : ce n’est pas un hasard si le premier flash-back montre la scène d’adieu de Lola à Liszt ; ou qu’on la voit évoluer plus tard dans les marches de l’escalier de l’opéra pour passer d’un mariage arrangé qu’elle refuse aux bras de son mariage d’amour…
Le cinéma d’Ophuls s’attache profondément à des figures tragiques de femmes, trahies par les hommes, mais surtout par elles-mêmes : le destin de Lola croise celui de l’inconnue de la Lettre… ou de Madame de…, ces femmes sans noms, sans attaches. Lola n’est que rarement au centre de l’écran, sauf lorsqu’elle n’est qu’un jouet dont on s’amuse : dans les scènes au cirque, elle est là sans l’être, tandis que tout s’agite autour d’elle. On l’habille, on la fait marcher, virevolter, comme une poupée, ou pire, une marionnette. Dans sa vie passée, elle est toujours sur le côté, ou en arrière-plan, cachée derrière des rideaux, vide, évanescente, déjà prête à s’enfuir de l’écran. Drôle de portrait pour une femme censée avoir conquis l’Europe entière, passée d’un désir absolu de liberté à la cage dorée des fauves – mais n’est-ce pas, au fond, la même chose ? Il ne semble pas y avoir un « avant » et un « après » pour Lola, mais bien un mouvement tourbillonnant qui l’enserre et lui fait perdre progressivement pied, elle qui a si peu de talent pour la danse et se déséquilibre dès qu’elle esquisse une pirouette.
Le choix si décrié de Martine Carol pour interpréter Lola est judicieux : la comédienne était la Brigitte Bardot des années 1950, plus célébrée pour ses audaces (aujourd’hui ringardes) en Caroline chérie que pour ses talents d’actrice, limités. Ophuls se sert de sa beauté de porcelaine, mais aussi de ses traits trop marqués, tout en effaçant le glamour pour déshumaniser Lola, lui retirer tout érotisme et toute chair. Lorsque Louis Ier de Bavière fait faire d’elle un portrait nu, il ne sait où l’accrocher, et le tableau finit posé sur une chaise, abandonné, tout comme le corps de Lola s’est détaché de son âme. Ainsi dans la dernière scène, voici la jeune femme dissimulée derrière des barreaux, offrant ses mains aux baisers avides d’une foule d’hommes de plus en plus nombreux, disparaissant derrière eux lors d’un long travelling arrière… Lola est-elle encore un peu vivante ou morte depuis longtemps ?
La restauration de Lola Montès était nécessaire pour mettre en valeur la magnificence de ce film historique – à l’époque, la production française la plus chère de l’histoire – et du procédé Eastmancolor utilisé par Ophuls (on rapporte que le résultat n’était pas prévu par le cinéaste, mais qu’il en fut tout de même satisfait). Les couleurs éclatantes et criardes, totalement invraisemblables – ce qui valut au film les louanges de François Truffaut –, sont le reflet à la fois de l’âme de Lola (comme ce bleu foncé qui l’enveloppe, peut-être symbole d’un vide existentiel) et de la dimension onirique permanente, où l’on bascule entre rêve/cauchemar et réalité et où toute notion de temps, de lieu, disparaît progressivement dans le néant.