À distance des débats suscités par la virtuosité de L’Arche russe au moment de sa sortie, quelques éléments de réflexions sur le sens profond de son dispositif, dans un film qui place la démonstration technique au premier plan.
Continuum temporel et invention de l’espace
À l’unité temporelle du plan-séquence, qui rejoue trois cent ans d’histoire de la Russie dans un même mouvement où les époques et les personnages se croisent, répond une construction spatiale moins immédiatement visible, mais tout aussi savante. Les réalisateurs ayant essayé de bannir la coupe ont tous cherché des solutions alternatives pour recréer une forme de montage (c’est-à-dire principalement un séquençage narratif et une dramaturgie des échelles de plans). Si l’alternance des gros plans, plans d’ensemble, mouvements de caméra, etc. est en partie tributaire de la technique employée au tournage (nous y reviendrons), Sokourov investit l’espace et l’architecture dans le but de recréer de plus petites unités temporelles au sein de son plan unique. Chaque période historique ou rebondissement de l’intrigue se trouve ainsi circonscrit à certaines salles du palais de l’Ermitage que la caméra traverse une à une. Loin de ne créer qu’un enchaînement systématique, cette organisation porte en réalité tout le propos du film. Le positionnement de ces espaces les uns par rapport aux autres, la forme et l’atmosphère des salles, ainsi que le temps qu’il faut à la caméra pour les parcourir, révèlent la vision historique du réalisateur. Citons deux exemples : le siège de Leningrad par l’armée Allemande qui se trouve évoqué dans une salle adjacente au parcours principal et dans laquelle on n’effectue qu’un bref détour, et la mise en scène de la famille Romanov. Le dernier tsar et ses enfants apparaissent dans une salle à manger secrète à l’écart du flux historique, à laquelle on accède par un long travelling dans un couloir qui aboutit à plusieurs mètres de noir complet, avant de nous faire pénétrer dans la pièce. Il est intéressant de noter que la galerie évoquant la bataille de Leningrad et la salle à manger des Romanov sont parmi les rares lieux où la caméra entre et sort par la même porte, comme s’il s’agissait d’instants isolés ou d’impasses historiques.
Unité de rythme et de mouvement
La fluidité est l’autre caractéristique évidente d’une mise en scène où la caméra est constamment en mouvement. Tourné entièrement en Steadicam (une première en 2002) et bénéficiant des avancées de la haute définition d’alors, le film impressionne toujours par la qualité plastique de son image. Si la caméra temporise l’entrée dans certaines salles ou s’attache parfois à certains détails, elle semble en revanche capter chaque reconstitution à la même allure, en reproduisant des mouvements identiques (travellings et panoramiques dominent) dans un unique tempo lent. Non seulement les épisodes cohabitent ici dans un même espace-temps technique (celui du plan-séquence), mais ils se déroulent tous ainsi au même rythme. Leur durée ne dépend pas du temps historique, mais de leur amplitude spatiale (plus ils occupent un grand espace dans le palais, plus la caméra mettra de temps à les parcourir). Selon la même idée, le flou se trouve, autant que faire se peut, banni de l’image, l’exigence de netteté allant jusqu’à parfois induire une profondeur de champ aussi spectaculaire qu’antinaturelle. Sur l’écran, tous les éléments, qu’ils se trouvent au premier ou au second plan, doivent demeurer également identifiables. Ces observations correspondent mal à un point de vue subjectif (tout le film est sensé être vu à travers les yeux d’un narrateur qui n’apparaît jamais), mais confèrent à la caméra une forme d’omniscience dont la clef théorique nous est donnée à la toute fin du film : le palais est une immense arche qui dérive lentement sur une mer calme. Tout ce qui s’y déroule, qui relève autant du souvenir que du rêve, est frappé du sceau de l’éternité et condamné à se rejouer indéfiniment, le film lui-même formant une boucle narrative prête à se réenclencher.
Piège de la reconstitution
Peut-être parce qu’il met délibérément en scène la reconstitution, le film semble parfois incapable de montrer ce qui échappe à son dispositif, ce qui préexiste ou vit en dehors de lui. Tel est le cas pour les œuvres d’art du musée de l’Ermitage dont la découverte occupe une séquence centrale . Tout se passe comme si la caméra n’avait, pour filmer la peinture, d’autres ressources que celles déployées dans chacune des autres séquences. Les tableaux se succèdent dans une esthétique de la monstration comme ailleurs se succèdent les robes, les uniformes , les banquets, etc. Les tentatives de recadrages ou d’explications se trouvent condamnées à une littéralité évoquant la visite guidée : depuis le zoom sur un détail décrit en voix-off, jusqu’aux considérations artistiques lancées à la cantonade. On notera en particulier à quel point le “défilé” des sculptures annonce l’arrivée des invités au bal dans la salle suivante. Les tentatives d’envolées au moment où apparaissent une fuite en Égypte de Van Dyck ou de grandes toiles de Rubens sont immédiatement contredites par la lourdeur des situations ou des dialogues (ici, les peintures sont décrites dans le moindre détail par une femme aveugle, là, on admire l’odeur d’huile qui se dégage des châssis). Le dispositif du film qui semble théoriser son univocité ne parvient pas à envisager ce qui le dépasse.