On sait toute l’attention qu’accorde le festival aux lieux ; à leur mémoire, aux déplacements, à leur perception et représentation. Avec des films très variés, aussi bien des classiques que des raretés, cette rétrospective fera le bonheur des arpenteurs. Mille parcours subjectifs, mille trajectoires sont envisageables dans cette invitation à la déambulation. Voici, parmi tant d’autres, une piste russe.
De nombreuses figures ont personnifié le drame et la douleur d’être russe au XXe siècle et, de ce fait, de ne pouvoir être véritablement, ou pas du tout, soviétique. Andreï Tarkovski est sans doute la principale figure cinématographique de cet axiome. Peu avant de gagner l’Italie pour préparer y un tournage, il inscrivait dans son Journal la citation d’un samizdat : « L’on ne peut vivre dans ce pays ; l’on ne peut faire son salut qu’ici… » Tempo di Viaggio (1983), prologue de Nostalghia (1984), donne à ces mots une forme filmique particulièrement éclairante et émouvante. Admirateur de ce dernier, Alexandre Sokourov fut accueilli par Soljenitsyne de retour au pays après un exil de vingt ans. La rencontre donne lieu à de fascinants Dialogues avec Soljenitsyne (1998). En 1990, avec Moscou X, Ken Kobland prend le pouls de la capitale d’une URSS croulante. Aussi dissemblables que peuvent être ces trois films, ils offrent la possibilité d’un fascinant voyage à travers un siècle d’histoire et de pensée russo-soviétiques.
L’isolement de l’Être Russe en URSS
Culturellement russes jusqu’au plus profond de leur être, Tarkovski et Soljenitsyne ont connu la douleur de l’exil. Cela prend pour ces deux figures la forme d’un arrachement à la maternante terre de Russie. Dialogues avec Soljenitsyne est entièrement sillonné par cette question. En prologue à la rencontre, Sokourov, en s’appuyant sur des archives essentiellement photographiques, trace les grandes lignes de celui qui survivra au « siècle » soviétique (son récent décès remonte à août 2008). Né en 1918 d’une union paysanne scellée en 1917, il est bien l’un de ces témoins privilégiés. D’autant plus que dans un pays où il ne pousse plus d’églises, il se passionne pour le socialisme et intègre les komsomols. Son destin d’écrivain se noue en 1942, sur un front où il combat courageusement. En 1945, cette manie de l’écriture est devenue autant suspecte que les critiques à l’encontre de Staline en tant que chef de guerre. À partir de cet instant, la voix off du cinéaste déclare que « cet homme ne connaîtra plus une heure de vie tranquille ».
Débutent alors les exils intérieurs ; le goulag, « une nation à l’intérieur de la nation » selon la formule de l’historienne américaine Anne Applebaum, en est évidemment un. La peine est commuée en un « exil perpétuel » au Kazakhstan en 1953, auquel la déstalinisation khrouchtchevienne met un terme en 1956. Mais le dégel ne dura qu’un temps et l’ère Brejnev plaça à nouveau l’écrivain dans le collimateur des autorités. Si Tarkovski n’eut pas comme Soljenitsyne à souffrir des multiples méthodes d’enfermement soviétiques (camps, prisons ou hôpitaux), il est une figure, sans vouloir comparer l’incomparable, d’exilé de l’intérieur tant il fut en contradiction totale avec la pensée soviétique. « Quel régime de goujats ! Qu’ont-ils à faire de la littérature, de la poésie, de la musique, de la peinture, du cinéma… ? Rien ! Absolument rien ! Au contraire, ils voudraient bien les supprimer : ce serait autant de complications en moins ! » écrit-il dans son Journal en janvier 1973. Tarkovski fut un être extrêmement isolé, un artiste russe en quête d’absolu se heurtant à la logique monolithique et bureaucratique, en premier lieu à celle du Goskino.
L’arrachement à la terre
Il est difficile de ne pas savoir que Soljenitsyne fut expulsé d’URSS en 1974 après la publication en France de L’Archipel du goulag. Il vécut l’essentiel de cet exil dans le Vermont aux États-Unis. On découvre alors que ce champion de l’anticommunisme est aussi un fervent nationaliste russe et orthodoxe, davantage porté sur l’autoritarisme que sur la démocratie, porteur d’une vision du monde représentative du XIXe siècle, souvent comparée à bien des égards à Dostoïevski. L’œuvre qu’il porte en lui depuis sa jeunesse, La Roue rouge, somme historique retraçant l’épopée révolutionnaire, est composée durant cet exil. S’il est difficile de réduire cet imposant ouvrage à cette question, beaucoup accusent Soljenitsyne d’y dédouaner le peuple russe en mettant l’accent sur l’influence des juifs dans le parti bolchevique. Les deux tomes de Deux siècles ensemble (2002 et 2003) n’ont fait qu’alimenter les critiques et les accusations d’antisémitisme. S’il n’est pas ici question de prendre part au débat, on peut toutefois considérer qu’il y a là une propension à sacraliser la Russie et à voir dans la révolution la perte d’une culture et d’un destin russe spécifiques. Il confie à Sokourov qu’il ne vit « que du contact avec la terre ». Sous un tour moins politique et polémique, l’analogie avec Tarkovski s’impose, lui qui fut un grand cinéaste et poète de la terre, une terre humide, gluante, qui retient et enlace les personnages ; dont on ne s’échappe pas, à l’image de la scène d’ouverture d’Andreï Roublev. Elle est un motif russe invariable et constant, de son cinéma comme de sa littérature.
Véritablement empêché de travailler en URSS, Tarkovski se rend, avec la permission des autorités, en Italie pour préparer Nostalghia avec son coscénariste. Mais on ne quitte pas la Russie, le film retrace la déambulation mélancolique d’un écrivain russe qui met ses pas dans ceux d’un compatriote musicien exilé en Italie au XVIIIe siècle. C’est dans ce contexte que Tempo di Viaggio prend forme ; les traits saillants et le regard perçant de Tarkovski y cohabitent avec la volubilité latine et la bonhomie de Tonino Guerra, collaborateur régulier d’Antonioni. Les deux hommes sont saisis durant des séances de travail sur une terrasse romaine.
Le film s’organise toutefois autour de la recherche d’un lieu, ou plutôt de la projection mentale d’un lieu de la part de Tarkovski. Avec Guerra pour guide, on suit les deux compères dans cette quête. Il est irrésistiblement drôle d’entendre le réalisateur russe pester contre les touristes. Il est passionnant de se mettre à l’écoute ses jugements à propos des splendeurs d’Amalfi ou de la baroque ville de Lecce : « C’est trop beau pour notre film. » Car Tarkovski est à la recherche d’une beauté tragique représentative de la douleur du déracinement. Au terme de pistes avortées, on sait que Tarkovski dénichera cet endroit dans le petit village toscan de Bagno Vignoni, particulièrement de très beaux bains extérieurs s’apparentant à une vaste piscine. Tempo di Viaggio saisit quelques plans muets de l’édifice médiéval surmonté de vaporeuses volutes, le cinéaste trouve ici cette beauté mystérieuse qui donnera lieu au sacrifice de Gorchakov à la fin de Nostalghia.
On découvre en Tarkovski une figure mélancolique poignante, le nez à une fenêtre, le regard perdu vers un ailleurs que l’on devine assez aisément. Ce russe déraciné a quelque chose d’un enfant délaissé par une mère. La durée d’un long plan fixe sur une étendue de terre blanchâtre nous fait accéder au désir du cinéaste de voir un autre paysage dans celui-ci : un paysage de Russie. Il confie quelque temps auparavant son mal du pays, des lieux (sa maison de campagne parmi les épais bois) et des êtres (sa femme et ses enfants sont retenus en URSS). Par des jeux de questions-réponses entre les deux acolytes, on accède aussi à la pensée tarkovskienne sur le cinéma. Il déclare ne pas aimer s’échapper de la vie, « le cinéma utilise la vie et non l’inverse ». Son conseil aux jeunes cinéastes est de ne pas séparer leurs films de ce qu’ils vivent. On comprend dès lors tout l’aspect métaphysique de son imagerie, celle d’une retranscription sur pellicule du mouvement intérieur et intime de l’existence. On sait que Tarkovski n’eut pas droit au retour, il s’exile définitivement en 1984 avant d’être terrassé par un cancer en décembre 1986.
Retrouver la Russie
Dans son Journal (nuit du 29-30 septembre 1986), peu de temps avant sa disparition, Tarkovski transcrit ce rêve bouleversant. « J’étais dans la courette d’un monastère, où se dressait un énorme chêne séculaire. Je remarquais soudain une flamme qui sortait des racines de l’arbre. Je comprenais que cela provenait de tous les cierges qui brûlaient dans les corridors souterrains. Deux moniales couraient en tous sens, affolées, et la flamme s’élevait très haut. Je comprenais alors qu’il était trop tard pour l’éteindre : les racines de l’arbre n’étaient plus que des tisons incandescents. Et j’étais désolé car j’imaginais que cet endroit sans le chêne perdait tout son sens et sa beauté. » Il ne retrouvera jamais la terre de Russie, son épouse Larissa refusa l’offre des autorités soviétiques consistant au rapatriement de sa dépouille à Moscou. Mais une part de Russie l’accompagna puisque Mstislav Rostropovitch interpréta une suite pour violoncelle de Bach lors de la cérémonie religieuse célébrée à Paris dans la cathédrale Alexandre-Nevski. Le cinéaste est inhumé au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois.
Un an, trois mois et dix jours avant l’effondrement définitif de l’empire soviétique, Ken Kobland se rend à Moscou et y tient un journal filmé, également parlé sous forme d’un monologue intérieur où le réalisateur se parle à lui-même à la deuxième personne du singulier. Moscou X capte et guette ce moment de basculement non dans l’événement mais sur les visages largement scrutés ainsi que les corps et les lieux, ceci tout au long de séquences souvent époustouflantes. L’atmosphère crépusculaire est magnifiquement soulignée par la musique de l’Estonien Arvo Pärt ; cette dernière donne au film du réalisateur américain la forme d’un requiem soviétique. Dans une œuvre largement basée sur le montage, Ken Kobland organise parfois la collision du présent avec des images du passé. D’une part, les yeux éberlués devant l’apparition, dans un sens que l’on peut qualifier de religieux, du Généralissime Staline à la tribune. D’autre part, une jeunesse indolente et insouciante parmi le public d’un concert de rock retransmis à la télévision. Sublime séquence aussi où les faciès plus curieux que convaincus font face à cette étrange chose qu’est la prise de parole publique en URSS. « Le pays est en crise, le pays est effondré, il se passe quelque chose d’attendu depuis longtemps » harangue un tribun. On est complètement hypnotisé par le montage alterné entre les plans dans les rames du métro et les impressionnants escalators du « palais du prolétariat ». Les directions sont contradictoires, se croisent, se heurtent même parfois. De manière récurrente, Moscow X intègre des images de paysages bucoliques ; d’épais sous-bois reviennent, des bouleaux se dressent au-dessus de fougères oxydées. Si le travelling final dans un train est souligné par ces mots : « Rappelle-toi ce monde, il n’y a pas de retour en arrière », il y a bien le retour d’une Russie, notamment à la faveur de ceux pour qui elle fut perdue, notamment les grands-parents du réalisateur. Ces plans hors les murs de Moscou s’apparentent aussi à un hommage respectueux et appuyé à Andreï Tarkovski qui réalisa Le Miroir, duquel ces images semblent tirées.
Dialogues avec Soljenitsyne est à considérer comme une double retrouvaille. Il s’agit bien évidemment du retour de l’écrivain dans le giron d’une terre dont il fut expulsé. Mais, certes sous une forme différente, il s’agit bien de cela pour Sokourov également. Il retrouve en la personne de Soljenitsyne une pensée et une vision du monde russes, une sorte de patrimoine un temps perdu. Cet intérêt pour le « génie » russe s’imposera plus directement et explicitement avec L’Arche russe (2003), visite et voyage dans le temps au sein des turbulences de l’histoire nationale à travers les salles du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Alors que les promenades et les dialogues avec Sokourov ont débuté, l’évocation d’un champignon dans le sous-bois qu’ils parcourent renvoie l’écrivain à sa redécouverte de la pluie à son retour en 1956 des steppes sèches d’Asie centrale, si lointaines de son centre de gravité. Le film fonctionne de cette manière, motifs ou objets sont des prétextes pour formuler un souvenir, une méditation ou une pensée. Ici le champignon, à l’interface de la terre et de l’humidité du ciel, selon une logique que l’on pourrait considérer comme proustienne, met en présence la pluie ; une pluie de Russie, pareille à nulle autre pour quelqu’un qui ne vit qu’à travers une mystique de la terre d’origine.