Peut-être le film le plus attendu de cette Mostra, Francofonia risque de désappointer nombre des admirateurs d’Aleksandr Sokourov, sacré Lion d’or sur ce même Lido avec Faust. S’il s’en détache par son dispositif, Francofonia affiche ouvertement une grande proximité avec L’Arche russe, et commence d’ailleurs là où le film aîné s’achevait : sur l’image d’un navire transportant symboliquement la mémoire d’une civilisation. Au-delà du musée comme décor (L’Ermitage dans L’Arche, ici le Louvre), c’est surtout dans leur ambition commune de déambulation mémorielle, où se brouillent les frontières de l’histoire et du temps, que se rejoignent dans un même geste les deux films. On devine que le projet tient particulièrement à cœur au cinéaste : Sokourov apparaît lui-même dans d’énigmatiques séquences de Skype et de lecture, et sa voix est de presque tous les plans. Sauf que le film affiche cette fois-ci pleinement ses ruptures, passe de scènes documentaires à des incrustations pédagogiques tout en se hasardant à des reconstitutions à la facticité assumée (toutes précédées d’un clap de départ), là où L’Arche russe jouait pleinement la carte, quitte à tomber dans le piège du plan-séquence performance, d’une porosité des espaces-temps au sein d’un continuum libéré de la coupe. C’est là où le film est le meilleur, lorsqu’il suit le flux de la pensée de l’auteur au fil d’associations d’idées et de collages formels, qu’il saute d’une temporalité à une autre.
Mais cette balade à travers les galeries du Louvre et les couloirs du temps rencontre quelques perturbations : A) les scènes sous l’Occupation, aussi pauvres que maladroites, où l’on comprend un peu mieux, au détour d’une photo d’archive, le pourquoi de la présence de Louis-Do de Lencquesaing à l’affiche : il ressemble tout simplement (un peu) à Jacques Jaujard, le conservateur du musée de l’époque B) la présence de fantômes (comme souvent chez Sokourov), ici Marianne et Napoléon, qui pose quelque peu benoîtement un regard critique sur l’héritage révolutionnaire. Que les acteurs en question jouent faux n’a guère d’importance, c’est même probablement voulu : Napoléon est dépeint comme un nabot narcissique (« C’est moi !» clame-t-il crânement devant chaque tableau qu’il présente au narrateur), tandis que Marianne répète sans cesse telle une idiote « Liberté, égalité, fraternité », comme un mantra abscons et vide de sens. C’est plutôt sur le terrain de cette vieille question de comment filmer la peinture que le film distille un peu de trouble : la caméra semble autant chercher à percer le mystère de chaque visage qu’à sillonner les craquelures des toiles comme surfaces aux nombreuses aspérités. C’est aussi un bel enjeu de montage, chaque tableau se raccordant à un autre, donnant ainsi à voir un rapport intime et transversal aux œuvres qui se présentent à nous. Là se trouve peut-être la clef de notre relative déception : loin du grand film escompté, Francofonia est surtout un objet plus ramassé dont l’auteur, et non l’art ou l’histoire, constitue le véritable cœur. Et si la forme a perdu en ampleur et en assurance, elle n’en demeure pas moins toujours singulière, la liberté du dispositif rachetant la naïveté de quelques séquences.