Troisième long-métrage de Ted Fendt mais premier à bénéficier d’une sortie en France, Le Bruit du dehors confirme l’importance de ce cinéaste américain encore méconnu, par ailleurs critique (il a dirigé un ouvrage collectif sur Danièle Huillet et Jean-Marie Straub), traducteur (notamment de critique française), et projectionniste (au Lincoln Center et à l’Anthology Film Archive à New York). Intellectuel et cinéphile, il est surtout l’auteur d’une œuvre d’une grande cohérence, composée de quelques courts-métrages improbables et de films d’une heure, tous en 16 mm, bavards et on ne peut plus terre-à-terre. Leurs intrigues, et le mot semble déjà trop fort, sont en effet composées uniquement de scènes quotidiennes où, pour être honnête, il ne se passe pas grand-chose. Les personnages qui les traversent ont beau paraître en décalage, la fiction évolue simplement comme leur vie, sans révélations ni remises en question. Après la déambulation estivale et amère de Mike à Philadelphie dans Short Stay et les longs débats littéraires du groupe de lecture de Classical Period, Le Bruit du dehors accompagne Daniela (Daniela Zahlner), qui rend visite à des amies berlinoises et viennoises. Encore une fois, effectivement, on dirait qu’il ne se passe rien, mais ce rien se révèle paradoxalement la condition pour qu’il advienne quelque chose.
Vidée de tout impératif narratif majeur, chaque minuscule péripétie et discussion se donne à voir dans toute sa substance. Il y a quelque chose d’extrêmement grâcieux dans la manière dont les pérégrinations de Daniela se transforment la plupart du temps en promenades de l’esprit, sur des sujets aussi divers que les techniques d’hypnose en traumatologie, un roman de Sasha Sokolov, ou des lieux touristiques laissés hors champ. Si le film commence à Times Square, c’est pour mieux changer de continent au détour d’une coupe, par la magie d’un montage elliptique qui tient parfois du miracle dans sa manière de coller entre eux des paysages éloignés. Le cinéaste new-yorkais accueille son actrice allemande chez lui, dans une introduction d’une minute à peine, pour ensuite mieux l’accompagner chez elle. Tourné en Europe et en allemand, le film perd un peu de la spécificité des précédentes œuvres de Fendt, qui faisaient justement s’entrechoquer influences européennes (principalement Rohmer et Huillet-Straub) et cinéma indépendant américain. Mais ce voyage aux allures de pèlerinage porte tout de même la patte unique de son auteur : anti-touristique (par deux fois, un personnage refusera de se faire prendre en photo devant un lieu célèbre), Le Bruit du dehors poursuit le travail remarquable de Fendt sur la recherche d’un idéal de limpidité et de nudité à l’intérieur de fictions modestes. La mise en scène semble régie par une règle esthétique secrète : aucune scène d’intérieur, qu’importe l’heure, n’est éclairée autrement que par la lumière extérieure. Grandes zones d’ombres, personnages en contre-jour, rayons du soleil sur les visages : Fendt accueille les variations de la lumière comme de purs événements plastiques, d’une façon qui réaffirme le pouvoir émotionnel du principe premier de la pellicule photographique, à savoir la sensibilité à la lumière. La caméra paraît presque toujours orientée vers les fenêtres, qui s’ouvrent parfois pour laisser entendre – évidemment – le « bruit du dehors », tandis que les tableaux alanguis qui se succèdent ne cessent de témoigner d’un désir de picturalité, les corps souvent avachis ressemblant presque à des Pietà contemporaines. Dissimulée sous l’oisiveté de ces personnages fatigués, une myriade de blessures intimes se devine. Natascha (Natascha Manthe), personnage trouble aux yeux rougis, semble notamment en abriter un certain nombre. Malgré ses problèmes d’argent et sa solitude (elle vient à Vienne avant tout car elle doit « parler à quelqu’un »), la joie qui transpire de la sororité mise ici en scène prend finalement le dessus. Il est peut-être difficile de vivre, mais on peut encore accueillir la lumière du monde.