L’effervescence soudaine des derniers mois, avec la réouverture des salles et les sorties cannoises, fut un motif d’espoir pour la profession. Dans un contexte à nouveau fragilisé par la levée des jauges et l’élargissement du pass sanitaire, à quelle place peut encore prétendre un cinéma plus discret, soucieux d’expérimenter loin des circuits commerciaux des formes susceptibles de révéler les auteurs consacrés de demain ? Le FIDMarseille, premier festival français à braver l’après-confinement en 2020, est indiscutablement l’un de ces écosystèmes précieux en marge de l’industrie. La programmation cette année d’une rétrospective complète de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul était à cet égard parfaitement cohérente avec sa ligne éditoriale, vingt ans après la présentation au FID du tout premier long-métrage du Thaïlandais, Mysterious Object at Noon, qui se situait aux croisées de la fiction, du documentaire et de l’expérimental. Soit à peu de choses près la charte du festival marseillais défricheur qui, par un juste retour des choses, rendait hommage à un cinéaste qu’il contribua à découvrir au lendemain de la projection de son chef‑d’œuvre Memoria sur la Croisette. Pour cette 32e édition de la manifestation phocéenne, 111 films, dont 50 en compétition, avaient été retenus par Jean-Pierre Rehm et son équipe. Si le précédent millésime n’avait pas encore suffisamment de recul pour accuser réception de la pandémie, plusieurs titres de cette sélection se sont faits cette fois-ci l’écho de la crise sanitaire.
Intimité domestique
Parfois sans le moindre détour, comme dans La Cure, de Clément Schneider et Simon Rembado, huis-clos en rase campagne qui fait du confinement un prétexte dramaturgique renvoyant dos à dos néoruraux et autochtones, dans une atmosphère parfois proche du vaudeville. De manière plus générale, nombre de films parmi les plus intéressants cette année semblaient repliés sur des intérieurs où la vie n’est plus rythmée que par des tâches élevées au rang de rituels, et les rituels au rang d’épiphanies. Elliptique dans sa narration, quasiment dépourvu de dialogues, Beatrix, de Lilith Kraxner et Milena Czernovsky, nous plonge ainsi dans l’intimité d’une jeune femme rivée à son espace domestique, qui devient pour elle un terrain d’expérimentation et de découverte de soi. Évoquant parfois une Jeanne Dielman contemporaine, Beatrix nous entraîne dans ses jeux, son ennui, ses petites ou grandes jouissances quotidiennes avec une légèreté et une précision captivantes. La performance d’Eva Sommer (Prix d’interprétation Premier film) en fascinante femme-enfant y est pour beaucoup, ainsi que l’aspect méticuleusement composé des plans resserrés dont les couleurs sont magnifiées par le 16mm. Beatrix révèle la part d’intimité qui reste souvent invisible aux yeux des autres et qui est peut-être l’expression la plus pure de l’enfant que nous gardons en nous.
Si Beatrix, tour à tour, se plie aux conventions sociales et s’en émancipe, Haruhara-sans Recorder, de Kyoshi Sugita – qui a remporté le Grand Prix de la compétition internationale –, est une œuvre d’une infinie tendresse sur la consolation offerte par la présence d’autrui. Il y est aussi question d’une jeune femme, Sachi, qui vit dans un appartement où elle découvre peu à peu les traces laissées par le locataire précédent, de son travail dans un café et de ses rencontres, souvent fortuites, avec des amis ou des étrangers. Dépouillée à l’extrême, la mise en scène recueille précieusement ces instants, aussi bien dans le rapport que Sachi entretient au monde matériel que dans ses relations, empreintes de bienveillance et de générosité. Interprétée par Chika Araki (Prix d’interprétation ex æquo), elle laisse transparaître une tristesse en creux de ses rêveries furtives. Tristesse que l’on retrouve chez d’autres personnages et qui semble ne trouver de réconfort que dans le partage de moments de vie, là où la solitude se meut en une musique qui crée des liens.
Musicaliser la vie
Dans une veine nettement plus mélancolique, Orpheus, de Vadim Kostrov, s’intéresse comme Beatrix à cet état vacillant entre enfance et âge adulte. Dressant le portrait de la jeunesse d’une ville industrielle russe, le quatrième film de ce très jeune et prolifique cinéaste, réalisé avec un minimum de moyens, est imprégné d’un spleen émanant des chants et des mélodies composées par ses personnages. Quel est l’objet de cette déploration ? Est-ce le deuil de leurs premières amours, les séparations en cours et à venir en cette période charnière de la post-adolescence ? Si le réalisateur, qui joue dans le film son propre rôle, est lui-même Orphée, alors Anya est son Eurydice dont il a déjà perdu l’amour et qu’il immortalise avec sa caméra avant de repartir de sa ville natale. Baignés dans des lumières naturelles magnifiques, les plans-séquences à la temporalité étirée sont moins narratifs qu’ils ne cherchent à transmettre un état d’âme, la sensation d’éternité des instants si intensément vécus en cette période de la vie.
De musicalité, il est également question dans Topology of Sirens, premier long-métrage d’un jeune réalisateur californien, Jonathan Davies, qui s’est épargné le passage généralement obligé par le court, sans que cet empressement ne donne le sentiment qu’il aurait brûlé les étapes. Son goût pour les énigmes insolubles ne trahit pas seulement l’influence de Rivette, mais aussi celle, plus récente, de Under The Silver Lake, le néo-noir de David Robert Mitchell, qui égarait son personnage de détective amateur dans un jeu de pistes labyrinthique à l’échelle d’une ville. Cette ville, c’est Los Angeles, figurée ici sous un angle tout à fait inattendu, celui d’une jungle bruissant de mille sons, dont la captation patiente évoque justement l’approche ultra-sensorielle de Weerasethakul. Le travail d’archéologie sonore de Topology n’est certes pas aussi radical et abouti que celui de Memoria, mais la délicatesse avec laquelle il remonte à la source de ses propres obsessions témoigne d’une intéressante disposition à faire de la musique une composante à part entière de la mise en scène (l’enquête est déclenchée par la découverte de microcassettes dissimulées dans le compartiment secret d’une vielle à roue). Servi par le jeu tout en retenue de Courtney Stephens, le film s’étiole un peu en cours de route, lorsque son personnage cède momentanément la place aux sirènes du titre, dévoilant un mystère qui aurait gagné à rester intact. Davis n’en est pas moins un cinéaste à suivre, au même titre que son ami Tyler Taormina, réalisateur de l’excellent Ham on Rye, et ici producteur.
Chimères romanesques
On peut facilement imaginer les héroïnes du Bruit du dehors (Mention spéciale de la compétition internationale) emboîter le pas à celle de Topology, si elles aussi avaient pu tromper leur désœuvrement grâce à un indice susceptible d’aiguiller leur curiosité. Dans ce nouveau film, Ted Fendt déplace de Philadelphie à Vienne et Berlin le malaise existentiel diffus de sa période américaine, en suivant cette fois-ci les conversations de trois jeunes femmes dont la parole se heurte à une évidence, à savoir que le monde contemporain est étranger à la possibilité du romanesque. Et pourtant, aucune d’entre elles ne parvient à se résigner à l’ennui qui les guette, un entre-deux que Fendt parvient parfaitement à cerner, en se mettant patiemment à l’écoute de ses comédiennes, qui ont largement improvisé leurs dialogues.
Le romanesque, Antonin Peretjatko s’efforce de le ressusciter dans Les Rendez-vous du samedi, qui télescope deux régimes de représentation distincts : d’un côté, des images de la répression des Gilets jaunes, tournées caméra 35mm au poing dans les rues de Paris en 2018 et 2019 ; de l’autre, une bulle fantasmatique que se ménage le narrateur du film, régulièrement attendu par des créatures graciles sur les toits de Paris, seul endroit « où l’on peut sortir librement » : on bascule alors dans la temporalité du confinement, occupée par le cinéaste et son désir, comme un « refuge à la laideur de l’époque ». Son regard paraîtra sans doute désuet, voire problématique, à certains spectateurs et spectatrices qui lui reprocheront son penchant pour des archétypes féminins hérités de la Nouvelle Vague. Une filiation assumée qui vaut à tout point de vue, y compris pour le témoignage des brutalités policières que constitue avant tout le film, placé sous la figure tutélaire du Chris Marker du Fonds de l’air est rouge. La tentation romantique à laquelle il cède volontiers n’amoindrit pas l’âpreté de ce document arraché à la rue, qui rappelle opportunément les brutalités policières dont elle est devenue le théâtre.