Le Grand Prix Janine Bazin du festival Entrevues à Belfort est cette année revenu à Classical Period de Ted Fendt, réalisateur déjà habitué du festival. Mais ce film est aussi emblématique à divers égards de la sélection de cette 33e édition, la dernière sous la direction de Lili Hinstin, qui a désormais pris la tête du festival de Locarno. Qu’ils abordent le présent ou des thématiques intemporelles, les films en compétition le faisaient à travers des parti pris esthétiques forts et assumés, optant souvent pour des esthétiques de la durée permettant à l’événement de réellement advenir à l’intérieur du plan. Classical Period nous fait rencontrer des personnages généralement confinés au hors champ, puisqu’a priori anti-cinématographiques : de jeunes érudits qui se retrouvent régulièrement pour analyser ensemble une traduction de la Divine Comédie de Dante et dont les journées sont dédiées à la lecture et à l’écriture. Les personnes filmées jouent ici leur propre rôle, mais à vrai dire elles jouent à peine, les scènes étant souvent constituées de monologues par lesquels l’un des camarades raconte à un autre tel fait historique reculé ou les thèses d’un auteur obscur, dans des domaines aussi divers que la poésie, l’architecture ou la théologie. Si l’on s’attend initialement à ce que la structure fictionnelle du film soit mise à profit pour accueillir quelque péripétie, on comprend bientôt que le réalisateur ne va pas faire vivre à ses acteurs-personnages ce qu’ils ne vivraient pas dans la réalité. Il se consacre au contraire à restituer la densité de vies principalement mues par la connaissance et les idées. L’érudition invraisemblable, quoique véridique, de ces personnes si jeunes, qui discutent en anglais, lisent en français, citent en latin, paraît presque surnaturelle et donne à Classical Period un caractère merveilleux et souvent comique. La beauté du film tient aussi à ce qu’il parvient à rendre compte de tout ce qui peut se passer lorsqu’il ne se passe rien à première vue. Pour donner corps à cette « événementialité » particulière, Ted Fendt ancre profondément les réflexions de ses personnages dans l’expérience sensible – dans la musicalité du langage, notamment, mais plus largement dans le simple fait d’habiter physiquement le monde. Le choix de tourner en 16 mm est symptomatique de cette intention : les physiques non remarquables, le caractère sobre et un peu terne de décors et de costumes intemporels acquièrent une présence accrue grâce à l’argentique.
The World Is Full of Secrets de Graham Swon
L’autre œuvre américaine de la sélection était aussi un film de parole, où les événements sont davantage relatés que directement vécus et où l’art du récit est mis en abyme : dans The World Is Full of Secrets de Graham Swon (également producteur de Classical Period), une adolescente accueille des amies dans la maison de ses parents pour une soirée. L’une d’elles propose un jeu : à chacune de raconter l’histoire la plus effrayante et dégoûtante qu’elle connaisse. Radical, le film livre ces récits in extenso, dans des plans séquences allant jusqu’à plusieurs dizaines de minutes sur le visage des conteuses. Les histoires sont longues, un peu ennuyeuses de l’aveu des personnages eux-mêmes, en plus d’être violentes. À l’âge de la découverte de la sexualité (et donc de la mort, en quelque sorte), les jeunes filles semblent fascinées par ces récits de tortures de jeunes femmes, « tous véridiques ». Il faudra un certain goût pour les œuvres conceptuelles pour apprécier le film, dont l’expérience elle-même est volontairement pénible par moments. Mais l’étirement des récits a bien sûr un sens, et The World Is Full of Secrets est de ces œuvres qui appellent l’ennui pour mieux permettre à une dimension réflexive de s’installer. Graham Swon privilégie les plans serrés sur les visages, sièges de la communication et des émotions, et le film se passe en 1996, avant la démocratisation d’internet et du smartphone. Il apparaît alors implicitement comme un hommage, ou en tout cas un témoignage, d’un certain plaisir de conter devenu obsolète, de rassemblements cathartiques lors desquels la peur est partagée dans un espace commun – partage qui touche par moments à la fusion, comme le suggèrent de magnifiques surimpressions des visages des jeunes filles.
Les idées s’améliorent de Léo Richard
Un court métrage français s’intéressait également aux visages, à leur transparence et leur opacité : Les idées s’améliorent de Léo Richard. Dans un bureau, de jeunes gens s’affairent. Sur leurs écrans, des images en mouvement de nature diverse défilent, et se fixent en une boucle, tandis qu’une série de mots apparaît dessous, tantôt verte, tantôt rouge. On le comprend, le rôle des jeunes employés est d’« apprendre » à une intelligence artificielle à identifier les émotions humaines sur n’importe quel visage. Mais l’un des employés (interprété par Luc Chessel) se retrouve dans une impasse : face à un visage à l’expression difficile à décrire, la machine propose des termes hors sujet, qui ne correspondent pas à des émotions, révélant sa « bêtise » fondamentale : tous les mots sont pour elle des 0 et des 1. Ne sachant que proposer d’autre, le jeune homme devient obsédé par ce visage et tente de remonter à la source de l’image pour trouver comment qualifier l’émotion fuyante. Le film dans lequel apparaît le visage énigmatique est issu d’une œuvre fictive, une adaptation des Chants de Maldoror que le réalisateur s’est amusé à fabriquer à partir de sources diverses, existantes ou originales. Réalisé dans le cadre de la Fémis, Les idées s’améliorent apparaît comme un film d’anticipation « pauvre », qui fait honneur au genre par sa ligne narrative claire, son esthétique intemporelle et ses qualités littéraires. Il soulève comme il se doit un riche réseau de questions philosophiques et politiques, dont la plus troublante est posée par le personnage lui-même : est-il possible qu’un visage n’exprime rien ?
Les Belles Portes de Carmen Leroi
D’autres courts métrages français apparaissaient également comme de belles promesses : A priori sauvage de Romain André se distinguait par sa démarche partant d’un réalisme a priori assez codifié pour finalement le détourner de ses fonctions. L’histoire pouvait paraître éculée : un homme écrit à la mairie pour signaler la présence d’une fouine dans son quartier, et noue peu à peu une relation épistolaire avec l’employée qui lui répond. Cette rencontre de deux solitudes obéit cependant à des parti pris d’écriture très nets qui donnent une autre épaisseur à cette histoire. Celui d’abord d’absenter la voix de l’homme, dont les lettres se laisseront imaginer à travers les réponses que lui adresse la femme. Celui ensuite de disjoindre leurs univers respectifs : la routine de l’employée municipale, filmée dans son quotidien diurne, contraste avec des scènes suivant les déambulations nocturnes de son interlocuteur insomniaque, à la recherche de la fameuse fouine. La nuit se présente alors comme une sorte d’inconscient du jour, aux résonances autant sociales qu’existentielles. Sans dramatisation excessive, le film s’achève non pas par la rencontre attendue, mais par la contamination plus subtile d’un monde par l’autre.
Les Belles Portes de Carmen Leroi va encore beaucoup plus loin dans le refus de la dramatisation. Un frère et une sœur s’y retrouvent dans la maison de leur père, en son absence. Elle essaie de travailler. Il rentre de Chine et lui raconte son voyage. Des moments de partage et des rendez-vous manqués ponctuent ce film délicat et inspiré, qui parvient à nous placer dans le présent de la relation qu’il filme, en faisant grandement abstraction de la vie que mènent les deux personnages en dehors de cette parenthèse commune. Dans des cadres en 4:3 qui concentrent le regard, se frôlent la douceur et la cruauté, le trivial et le poétique, la parole et le silence.
Forgotten Planets de Takayuki Fukata
Tout aussi délicat, Forgotten Planets de Takayuki Fukata dresse le portrait croisé de deux femmes. L’une est confrontée à l’éloignement géographique et émotionnel de son compagnon, l’autre sort doucement d’une dépression qui l’a coupée de sa famille, mais aussi de sa vocation théâtrale. De nouveau, ce point de départ assez banal ne souligne que davantage le talent du cinéaste pour trouver le geste, le mot, qui sauront dire l’identité et l’histoire de ses personnages avec économie, mais surtout pour les situer dans des plans construits dans la durée et en profondeur, qui ressuscitent un art de la mise en scène rare aujourd’hui : une façon de jouer sur les mouvements des corps dans l’espace-temps du plan, pour rendre les images parlantes sur le plan non pas symbolique ou sémantique, mais purement esthétique. À sa façon infradramatique, Forgotten Planets fait subtilement ressentir les petits déplacements qui se produisent dans la psyché des deux femmes, au gré d’événements souvent fortuits, pour finalement aboutir à un changement visible.
Para la Guerra de Francisco Marise
Autre forme de plongée dans une psyché, Para la Guerra de Francisco Marise était la proposition documentaire la plus singulière et aboutie de cette sélection. Le film dresse le portrait d’Andrés, un ancien soldat cubain hanté par son passé. Réalisé en totale complicité avec son protagoniste, naturellement enclin à se mettre en scène, le film se compose d’une série de séquences qui ont souvent l’allure de tableaux et qui, au-delà de l’étude d’une psychologie, évoquent plutôt un univers mental, reflet d’une génération toute entière : celle qui a combattu pour les idéaux de Fidel Castro, au moment où sa mort rend ce passé encore un peu plus lointain. Andrés est toujours seul dans ces séquences, qu’il soit occupé à ses tâches quotidiennes ou fasse la démonstration de ses techniques d’entrainement comme si l’on était toujours en 1974, sous le regard placide de la caméra. Les seules autres présences extérieures seront médiées par la télévision, ou par le téléphone, grâce auquel Andrés cherche à retrouver d’anciens camarades de lutte. Malicieux, Francisco Marise n’hésite pas à faire passer des images qu’il a tournées par accident pour des archives de combat au Nicaragua. Dépassant l’anecdotique et refusant toute morale, Para la guerra témoigne d’une véritable écoute de son protagoniste et construit pour lui rendre hommage un écrin qui rend compte de toutes ses ambiguïtés.
Bêtes blondes d’Alexia Walther et Maxime Matray
Un personnage tout aussi étrange mais purement imaginaire se trouvait au cœur de l’un des films les plus excitants de cette sélection, Bêtes blondes (Prix Gérard Frot-Coutaz). Ce premier long d’Alexia Walther et Maxime Matray porte la marque de fabrique des productions Ecce Films : une esthétique résolument anti-naturaliste, qui fait la part belle à la fantaisie, voire au fantastique, avec un sens certain de la séduction. Bêtes blondes raconte le parcours semi-cauchemardesque d’un homme qui se réveille un beau jour dans un parc sans avoir aucune idée de l’endroit où il se trouve ni de ce qui lui est arrivé. C’est une sorte de jour sans fin qui commence alors, puisque chaque fois que Bastien se rendort, il oublie tout ce qui vient de lui arriver, ce qui complique quelque peu sa tentative de rejoindre Paris sans argent ni téléphone en poche. De plus, son absence de scrupules à s’emparer de ce qu’il trouve sur sa route (véhicules, petits fours, alcools en tous genres) n’a d’égale qu’une malchance qui ne cesse d’entraver sa progression, marquée par une série de rencontres inattendues. La densité de péripéties que concentre Bêtes blondes est digne des chefs d’œuvre du screwball. Comme Hawks en son temps, les réalisateurs ont trouvé un interprète à la hauteur de leur imagination débridée en la personne de Thomas Scimeca, dont les talents comiques se sont déjà illustrés au sein de la troupe Les Chiens de Navarre. Son expression toujours un peu flottante, sa nonchalance et la façon dont son visage peut brusquement s’attendrir contrastent ici avec le caractère parfois violent de ses actes et dessinent un personnage véritablement trouble, dans la bouche duquel les dialogues les plus incongrus deviennent naturels.
Le destin de Bastien se lie en cours de route à celui de Yoni, jeune militaire qui vient de perdre l’homme qu’il aimait. Au gré des pérégrinations de leurs deux personnages, Alexia Walther et Maxime Matray font preuve d’un goût de la transgression à la mode surréaliste qui les inscrit dans la droite lignée de l’œuvre de Buñuel. Entre funérailles bourgeoises, vidéoclub porno et serre tropicale, urine, sang, crachats, excréments ne cessent de surgir dans le cadre, comme pour ramener Bastien et Yoni à leur condition d’êtres corporels, et ainsi à la mort qu’ils ne veulent pas affronter. À l’image de ce film, la sélection de cette 33e édition du festival Entrevues aura su réunir des propositions de réalisateurs cinéphiles qui offrent des perspectives stimulantes pour l’avenir. Le cinéma, lui aussi, est mortel, mais il est manifestement encore vivant.