La rétrospective Rob Zombie y est sûrement pour beaucoup, mais le festival Entrevues 2012 vit exploser son nombre d’entrées. Il faut dire qu’il y avait tous les éléments à Belfort pour refaire le monde : de la jeunesse (la compétition), des souvenirs (Mocky, Lubitsch), des moments de réflexion (sur le capitalisme en temps de crise) et de l’argent (thème génial d’une géniale rétrospective). Les films de la sélection, le plus souvent des premières œuvres, par leur inspiration autant que par leurs imperfections, nous invitent à repenser différemment le travail critique. C’est aussi le moment de prendre pour de bon la mesure d’un triomphe, celui du documentaire Leviathan qui, après le prix New Vision de Copenhague, rafle à Belfort le prix du long-métrage, le prix One+One et le prix documentaire. Hormis cette exception, la norme, cette année, était au quotidien, au banal, à l’anodin. À Belfort et à ses trésors du quelconque, nous dédions ce micro-traité.
Définitions : le « chic-sec » et la critique compréhensive
Impossible de continuer à écrire sans défendre une forme de critique contre une autre dont je me sens obligé de préciser les termes. Dans le saut de la mise en concurrence festivalière sous l’égide d’un jury diversifié à la plume acérée du critique qui cherche à imposer son « cher moi » aux films, quelque chose de terrible s’est surajouté : la férocité. C’est tellement banal que l’on n’y prête plus attention : la critique n’est plus adressée aux films mais aux rires sarcastiques des lecteurs. Autant dire qu’elle séduit aux dépens de son objet dont elle ne devrait être, même du plus mauvais, que l’exigeant serviteur. La critique s’est confirmée, malgré la résistance de quelques revues, dans une distance froide. Et son fameux « regard » qui fit l’humble succès d’un Daney, me semble à présent aussi froid qu’un œil de poulet. Voici le règne des yeux glacés.
Désormais, le critique se fera fort d’avoir l’esprit aiguisé et de baffer les films d’un coup de cutter. Le critique ne doit pas être « trop enthousiaste », non, mais rester tempéré, insupportable dogme confondant la distance et l’objectivité. Or, c’est la définition même de l’enthousiasme que d’être « trop », ce même « trop », d’ailleurs, dont la compréhension véritable se nourrit sans fin. Nécessité aussi de faire des phrases courtes, journalistique, prêtes pour passer à la télé, manière aussi d’insinuer que le lecteur contemporain est devenu tellement pressé qu’il aurait perdu dans sa course la capacité de poursuivre la marche des lignes sur un écran ou du papier. La critique s’est lovée avec complaisance dans la blague snob-potache et le « chic-sec », cette aridité d’esprit très parisianiste, faite de jeux de mots plus ou moins subtils et de saillies méchantes destinées à casser du ciné. Ces gens-là font mal aux films comme à la critique : ce sont des vandales, des esquinteurs.
Or là où le trait d’esprit règne seul en despote, on peut être sûr que la compréhension se meurt. Diderot savait être intraitable envers certains tableaux quand il l’estimait bon. Mais cette intransigeance n’était pas un des multiples effets d’une quelconque gouaille de salon, mais le revers d’une immense générosité. À ce penchant inavoué de la critique, je lance ces mots de Nelson Goodman comme un tacle : « les œuvres d’art ne sont pas des chevaux de course. Le but primordial n’est pas de désigner un vainqueur (…) Juger de l’excellence des œuvres d’art ou de la bonté des gens n’est pas la meilleure manière de les comprendre. » Pour toutes ces raisons, au nom de cette belle et rigoureuse idée d’une critique compréhensive que la logique de Goodman invite à défendre, je ne chercherai pas, dans ce qui suit, à dresser les films les uns contre les autres, laissant la critique évaluative aux fossoyeurs relaps, mais plutôt à chercher inlassablement, dans les œuvres de la sélection, ce qu’elles nous proposent à tous de penser, quitte, parfois, à épingler la paresse de quelques-uns.
L’axiome-Leviathan ou comment un chalutier, avec la clarté de l’évidence, triompha en Franche-Comté
S’il me semble une délicatesse en ce monde, c’est l’évidence avec laquelle certaines choses plutôt que d’autres parviennent parfois à s’imposer ; cette douceur avec laquelle, malgré les souffles inutiles de quelques récalcitrants au talent, l’intelligence se démarque parfois d’un air serein. C’est ainsi sans effort, comme d’un léger bond, que Leviathan toise l’ensemble de la sélection de Belfort. Et comment pourrait-il en être autrement quand on se retrouve face à un film qui ne ressemble à aucun autre ? Leviathan est tellement cinématographique que le seul référent dont il puisse être rapproché n’est pas tel ou tel film déjà existant mais le cinéma sous la forme d’un invariant que l’on espère toujours retrouver différemment à chaque nouvelle séance. Cet invariant a aussi pour nom recherche ou investigation et est toujours le fruit d’une plongée, souvent épuisante pour ses auteurs, du médium en lui-même. Tous les grands films de cinéma font la même chose : ils reconstruisent le cinéma sur un fond bien à eux. Quand ce fond est projeté à la surface de l’écran, nous parvient enfin dans sa forme définitive, il semble s’être dégagé de tout effort, délesté des difficultés rencontrées en ces eaux profondes. Il est clair.
C’est pourquoi Leviathan, comme tous les plus grands films, relève moins de la critique que de la logique. La seule chose à laquelle ils peuvent être adéquatement comparés n’est pas une forme artistique antérieure mais à un axiome, une proposition évidente, considérée par tous comme un nouveau point de départ. En langage portuaire, puisque Leviathan est dédié à la mémoire des marins disparus, on appellerait ça une bitte d’amarrage. Peu importe que l’axiome-Leviathan, tout comme l’axiome-Tabou ou Tree of Life, soit indémontrable (il est par ailleurs bien fastidieux de démontrer une évidence), car il servira à construire autre chose. Comme un axiome se démontre a posteriori par le raisonnement qu’il lance, les grands films se justifient par la postérité qu’ils fondent. Leviathan, en introduisant par exemple dans nos festivals les caméras GoPro, d’ordinaire utilisées par les fous d’adrénaline, vient de proposer un nouvel axiome technique et esthétique dont il convient de mesurer l’impact et la portée. Que ce film puisse pétrifier d’ennui bon nombre de spectateurs, c’est bien là quelque chose qui nous laisse de marbre.
Si Leviathan ne sera pas seulement une créature de festival ou un quelconque film-événement lors d’une éventuelle sortie en salle (cf. le ballon de baudruche Rengaine), c’est qu’en lui réside autre chose qu’un simple film. Leviathan abrite, sûrement à son insu, un paradigme esthétique, un modèle cinématographique susceptible de mettre à mal (ou d’accompagner) pour un certain temps, bon nombre de notions aujourd’hui encore en vigueur. Ces catégories, très étroitement liées les unes aux autres, s’appellent narration, cinéma d’auteur et point de vue. Il ne s’agit pas de faire de Leviathan un film révolutionnaire. Leviathan n’est pas un manifeste ou un coup de poing mais un fait cinématographique brut qui n’a ni auteurs ni intentions. En lui, pas l’ombre d’une signature ou d’une référence à un courant ou une stylistique déjà solidifiée. Il faudrait d’ailleurs rester toujours suspicieux quant à toute utilisation des genres cinématographiques tant ces cases n’ont jamais été en cinéma que des produits de découpages financiers, les enfants de l’argent plutôt que des émanations de l’art. Son style, c’est lui.
Le film donc, non ses auteurs, Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, deux ethnologues qui voient dans les images en mouvement une manière de continuer la science autrement. Leviathan ne sera jamais assimilable à l’œuvre-enfant de l’artiste, l’autoportrait dissimulé d’un débutant aux grandes prétentions (Orleans de Virgil Vernier pour n’en citer qu’un seul), mais un modeste essai placé sous le signe de la science. Et nous voilà à frémir, pris d’une hallucination visuelle, devant les yeux exorbités de poissons découpés, pris dans le tangage infernal d’une mer aussi noire que la nuit, à trembler d’effroi devant cet article visuel d’ethnologie comme devant la réapparition d’un des plus anciens mythes de l’humanité. Avec Leviathan, nous redécouvrons que la science est aussi une affaire d’émotions et que la frontière qui la sépare de l’art est moins fondamentale que ce qui l’en rapproche.
Si Leviathan nous permet de concevoir autrement la création, via ces blocs de plans-séquences tellement mouvants qu’ils se fractionnent en autant de poissons qu’ils saisissent, c’est qu’il se présente à nous comme un corps sans tête. Et comme souvent en cinéma, la trouvaille esthétique trouve sa source dans la technique. Le dispositif mis en place est celui d’un quadrillage de l’espace du chalutier, jusque dans les angles les plus insolites, par un semblant d’armée de caméra GoPro (les réalisateurs n’ont, en réalité, utilisé que quelques caméras qu’ils ont déplacées tout au long du tournage sur la proue et les mâts du navire, sur les travailleurs de la mer comme au bout de longues tiges souples plongées à même la mer). L’effet, à mesure que le film avance un peu plus sur la grande surface miroitante qu’il parcourt, à mesure qu’il essaye, dans ses chaînes et ses filets, de remonter à la surface une signification à l’ampleur du ciel tourmenté qui surplombe ses faits, est la minutieuse dissolution de l’idée de point de vue par sa démultiplication. Là encore, il faut préciser. C’est la notion d’axe privilégié, soit de regard, que cet éparpillement laisse sur le bord des rives esthétiques. Nous voilà définitivement du côté des choses, du côté de tous les côtés, au milieu d’une objectivité reconstruite par variation au sein d’un objet, le chalutier, infiniment morcelé en ses convois de mouettes au survol de mauvais augure et ses défilés de poissons transformés par l’homme en cadavres. Leviathan est l’invention d’une caméra sans tête, délestée de la trouvaille moderne devenue tarte à la crème tyrannique du regard d’auteur. Peut-être pour la première fois, le cinéma montre, dans les images de Leviathan, ce que la poésie est parvenue à écrire sous la plume de Mallarmé : « je suis désormais impersonnel ».
La seule chose que Leviathan fixe et épouse en permanence (le mal de mer qu’il transmet au spectateur en est la preuve retournante) c’est le mouvement d’un bateau sur les flots amers. Ce film réalise moins le trip convenu des diseurs d’apocalypse ou d’un néo-gothique de cocktail que le rêve caché des physiciens, de pouvoir, le temps d’une durée longue, rester au plus près du changement naturel, alors condensé dans l’épuisante danse malade du roulis. Caméra-rythme, c’est peu commun. Et si le film colle autant au mouvement, c’est que ses optiques semblent poussées dans le dos par un principe de rapprochement toujours plus grand. « Encore plus près » nous suggère cet écran contre lequel viennent heurter, dans un retour régulier, les corps des poissons laissés morts dans des bacs puis rejetés tels de vulgaires déchets dans le grand bain de Neptune, pour être mutilés une dernière fois par les coups de bec de mouettes nécrophages. Expérience folle, mais folle, lorsqu’elle est associée aux couinements incessants des reflux balayant l’optique de son courant, que de constater que la caméra n’a jamais été un « regard » mais une simple vitre, contre laquelle viennent taper des nageoires coupées, aussi translucide que l’œil des poissons qu’elle enregistre et que cette vitre touche parfois aux êtres comme on se cogne par erreur à des passants. Si les morts peuvent ainsi nous regarder, d’œil à œil, nous rappelle Leviathan, c’est que celui du cinéma n’a jamais été bien vif. Vieille complainte : la photographie sauvegarde l’instant mais le pétrifie ; le cinéma enregistre le temps mais lui retire la vie.
Proposition : pour un réel sans qualité
À propos de vie, parlons des premiers films de la compétition. Car ils nous offrent une image, parmi d’autres possibles, de la jeunesse cinématographique actuelle. Peu importe d’ailleurs l’âge des réalisateurs : le premier film d’un vieillard, c’est encore un premier film. Peu importe aussi qu’il s’agisse de courts ou de longs-métrages. Un bon court-métrage, c’est une belle idée dans un grand film, aussi court soit-il. C’est pourquoi nous traiterons ici pêle-mêle des courts et des longs. Il n’y a pas deux mers pour les voiliers et les paquebots.
Ce qui frappait dans une grande partie des films présentés à Belfort, et sous des formes aussi différentes que la démarche inductive (A Story for the Modlins de Sergio Oksman), la réminiscence froide (Memories Look at Me de Fang Song), le drame familial (virant, dans le cas d’Everybody in Our Family du Roumain Radu Jude, à la prise d’otage !), le montage d’archives télévisuelles (Un Mito Antropologico Televisivo, par ailleurs belle tentative de parasiter, par la reprise de ses propres produits, le parasite télévisuel), le constat photographique (Florería y Edecanes de J. Hernandez Maynez) ou la fiction sociale (Marseille la nuit de Marie Monge), c’était la volonté de travailler, en plantant des décors ordinaires comme en rapportant des histoires assez banales, à partir d’une réalité quelconque. Prenant le contre-pied des sorties nationales qui nous assomment d’« extraordinaire », d’« exceptionnel », d’« immense », la jeunesse de Belfort fit un pont d’or à l’anodin, au banal, aux choses et aux êtres sans caractère particulier. Bref, si la grande partie des films pourrait traiter d’un objet en commun, ce serait d’un réel sans qualité.
Broken Specs de l’Américain Ted Fendt pourrait presque servir de manifeste à cet élan vers l’anodin. Le premier plan du film, nous offrant le portrait de son personnage principal Mike, semble s’acharner à le présenter à son désavantage, si penché qu’il en devient rouge, si grimaçant qu’on ne peut, à ce stade du film, en soupçonner le potentiel dramatique. En guise de catastrophe, Mike vient de casser ses lunettes. Une branche dans chaque main, un plan, d’une étrange longueur, nous force à constater que la brisure de la monture semble irréversible. Ergo : il faudra faire avec. Une porte s’ouvre, un scotch se déroule, les voilà réparées. Mais elles tombent dans le carton à pizza lorsque Ted se lève pour attraper une part et reviennent à terre lorsqu’il s’aventure sur le dancefloor d’une soirée lugubre entre deux beaufs, un canapé et un inaltérable ennui. Et lorsqu’elles reviennent sur le nez de Ted, leur ligne brisée accentue le pathétique que ce profil contenait. C’est ainsi que d’insignifiantes lunettes ont transformé un visage en pure présence affective. Ce que révèle le film, par le jeu de ses décalages entre un individu et une communauté, c’est qu’un être à la sensibilité exacerbée, tant qu’il subsistera au milieu de la vulgarité, reste condamné au burlesque. Tant que Mike ne changera pas de monde, il continuera, c’est la définition de l’être burlesque, à se cogner aux choses.
Les choses se précisent. Le réel sans qualité, que l’on prenait pour insignifiant, se transforme en un réservoir cinématographique de révélations discrètes, de délicates métaphores, de détresses existentielles restées tapies dans le secret d’âmes trop honteuses d’elles-mêmes pour les jeter au plein jour. On peut voir le film de Marie Monge, Marseille la nuit, comme une narration sans prétention sur deux banlieusards de Limoges, dealers incertains, fauteurs de trouble dans les soirées estudiantines. Mais ce serait oublier les premiers plans où la caméra épouse, le temps d’une danse, de gauche à droite puis de droite à gauche, les rafales de balles virtuelles que les deux amis s’échangent, enivrés par les « gun fight » d’un morceau de rap. Ces deux mouvements furtifs nous désignaient, dès le début, le postulat sur lequel se déploiera tout le film : rien d’autre n’existe vraiment que l’imaginaire.
Car si Marseille la nuit commence dans une cabine téléphonique filmée frontalement et si la scène finale se déroule dans les recoins désaffectés d’une gare effrayante, c’est vers un ailleurs rêvé, Marseille, que les deux protagonistes regardent en permanence. Contrairement à ce que la plongée sociale pourrait nous faire croire, le cœur du récit n’a rien de réaliste, si l’on entend par réalisme cette tare du cinéma d’ignare qui croît possible de reproduire la réalité telle qu’en elle-même. Ce cœur pourrait même paraître bien frêle à quelques-uns. Il est aussi incertain qu’un désir de succès, aussi volatile qu’un fantasme, aussi indispensable qu’une chance de survivre : c’est l’irréel de l’adolescence. En attendant l’accession à l’objet du fantasme à Marseille, qui fait l’objet de procrastinations perpétuelles tout au long du film, nos deux lascars zonent dans un sous-réel. Jamais les aléas, ô combien lourds et concrets, de deux jeunes délinquants, ne nous étaient apparus avec un air aussi enlevé, léger presque. C’est qu’Elias et Teddy ne semblent jamais lancer sérieusement, pour de bon, la roue de la vie : ils jouent ! Au plus fort, au coup de poing, au plus sagace (la loi linguistique de la répartie), au plus « musclé » (référence ici à une scène, déjà célèbre, se déroulant dans la salle de bains où, comme en transe, se préparant à un rite de passage, chacun sort ses gros bras en geignant « musclé, musclé, musclé ! »). Embrouillant un jeune au bas de l’immeuble, Teddy trouve encore le moyen d’ironiser sur sa coupe de bobo : « vas‑y, coupe-toi les ch’veux ! » lance-t-il en souriant !
Monge, le choix de la caméra portée (cf. la Scolie plus bas) le rend assez manifeste, a plus l’âme d’une monteuse en mouvement que d’une cadreuse rigoriste. À défaut de le faire entre l’espace de quatre bords, elle sait préserver la tonicité du rythme, soit une différence de vitesse, au sein du temps plus long des séquences. C’est le cas, par exemple, lors d’un accrochage entre Teddy, Elias et la bande d’un dealeur, lorsque Monge isole, furtivement, un « alors tu fermes ta gueule », au milieu d’une séquence qui prenait déjà soin d’isoler une altercation plus précise entre Teddy et le dealer. Plan de coupe dans une coupe qui n’est elle-même qu’un des multiples instantanés arrachés à une adolescence empêchée, Monge glissant le spectateur entre des tranches de vies ordinaires, quelconques parce que communes à tant de jeunes. Tout comme le discret mais splendide Memories Look at Me ou l’étiré Neighbouring Sounds, bon nombre de films de Belfort se tenaient à mi-chemin du trop général et du trop particulier, soucieux d’installer des univers de spécificités partageables, des détails existentiels, comme le retour chez les parents, en lesquels le spectateur voyait moins une idée narrative, que ce qu’il avait éprouvé le week-end dernier.
Scolie : à propos de la caméra portée
La caméra portée, si fréquemment retrouvée dans les films de Belfort (j’en vibre encore), n’a jamais été une affaire de technique, mais de méthode respiratoire. La caméra portée est un mode visuel de mise en rythme, le prolongement cinématographique d’une inscription naturelle d’un corps dans un espace. C’est pourquoi le Steadicam, de par la recréation d’un lissé artificiel, diffère fondamentalement de la caméra portée et n’a jamais été autre chose qu’une prothèse plaquée sur de l’organique. Au contraire, la caméra portée, c’est de la technique à laquelle on aurait transmis le tremblé de la vie. Et c’est au milieu des morts, pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’elle s’est déployée, étant toujours plus délicat de poser un pied au milieu des bombardements que sur le boulevard Saint-Germain. De là cette proposition : la caméra portée se justifie non par une décision esthétique appartenant au monde du cinéma mais par une réalité de terrain qui en précède la constitution. La caméra portée précède le cinéma comme la peur de la balle l’idée de courir.
Il est donc impossible que l’on opte pour une caméra portée avec la même insouciance avec laquelle on optera pour un travelling. Car son utilisation reflète la survie de ce qu’elle saisit, l’urgence dans laquelle des individus ou une situation sont enfoncés. La technique a son histoire et cette mémoire agit toujours en elle. De cette origine docu-martiale, la caméra portée en fiction a gardé l’atmosphère de menace, d’urgence, de souci pour l’autre qui vit sous nos yeux peut-être ses derniers instants. Elle était et restera une affaire de survie, de nécessité. Si le jeune cinéma de Belfort n’est plus en temps de guerre, certains films, comme celui de Monge, d’Alejandro Fadel (Los Salvajes), de Bijan Anquetil (dont les plans finals de La nuit remue, déjà vu à Lussas, sont décidément sublimes) se souviennent de cette origine tant leurs lieux sont des espaces de combat où un regard s’affronte à l’Autre (que cet Autre soit un dealeur, un détenu, la Mort ou une institution). Pour cette raison mnésique, on en cautionne l’utilisation dans Everybody in Our Family de Radu Jude (prix d’interprétation Janine Bazin pour Mihaela Sirbu) tant le principe narratif du film, la constitution crescendo d’une tension insoutenable, va de pair avec un univers logiquement clos où rien d’autre n’est possible que ce qui est : le personnage du père divorcé à bout de nerfs répète à longueur de séquence, en s’excusant auprès de son ex-femme qu’il vient de bâillonner, qu’il « n’avait pas le choix ». S’étonner qu’il ne soit pas terrorisé par la terreur qu’il vient d’engendrer, c’est nier la clôture mentale dans laquelle il baigne à ce moment précis. En dehors de son délire, rien d’autre, à ce moment précis, n’est pour lui concevable. Psychique, historique ou sociale, la caméra portée a rapport à la fatalité.
C’est pourquoi on en comprend bien moins l’utilisation dans Vilaine fille mauvais garçon de Justine Triet. Après la mauvaise impression que ce film m’avait laissée à Brive en avril dernier , j’ai cherché à comprendre ce qui me gênait autant en lui. C’est l’inadéquation de sa matière et de ses choix de mise en scène. Dans le film de Triet, comme dans celui de Shalimar Preuss, Ma belle gosse, il n’y a ni urgence ni menace : c’est du temps distendu à l’état pur, lâche et non-rempli. Artistiquement, c’est de la durée gâchée. Le film de Triet ne saura ni accélérer ni réduire sa vitesse et continuera à se balader à même allure que son acteur dans le premier plan, tranquillement, jamais distancié et mis en tension par les pas d’une caméra qui marche à reculons. Et l’utilisation permanente d’un beat vintage pour chacune des transitions ne parviendra pas à voiler ce défaut de pensée. La caméra portée, ici, ne reflète plus un choix de mise en scène épousant la réalité d’un terrain mais ne fait que perpétuer une vraisemblable accointance, palpable à l’écran, entre les acteurs et la réalisatrice. La raison en est vraisemblablement que la proximité est tout ce qui naît spontanément de la volonté de filmer des copains. Ma belle gosse échappe cependant à ce reproche dans la mesure où la caméra portée, lorsqu’elle filme Maden, la suit plutôt qu’elle ne cherche à l’enfermer dans un cadre, palliant son vide narratif par une forme ingénieuse de point de vue enfoncé « dans le dos » du personnage.
Pour rendre intéressant Vilaine fille mauvais garçon, cette histoire paisible de deux paumés à demi pathétiques, il aurait fallu les cadrages patients de Song Fang dans le magnifique Memories Look at Me qui me semblerait se souvenir de l’art serein de Mizoguchi (dont on a pu re-revoir La Rue de la honte), si la réalisatrice était un peu moins chinoise et un peu plus japonaise ; ou ceux, glissants, toujours stables mais mouvants, de Kleber Mendonça Filho dans le fascinant Neighbouring Sounds.
Et puis et puis, et puis. Je pourrais continuer longtemps ainsi. Vous n’aviez qu’à pas rater Belfort.
Jean-Pierre Mocky était au festival de Belfort, comme au bout d’un voyage, un peu avant sa dernière nuit.
«Ils montent vers le pont. Après, ils disparaissent peu à peu dans la plaine et il en vient toujours des autres, des hommes, des plus pâles encore, à mesure que le jour monte de partout. À quoi qu’ils pensent ?»