Ted Fendt évoque avec nous la fabrication de son nouveau film, Le Bruit du dehors, à l’occasion de sa sortie en salle, en VOD et en DVD (lequel propose également de découvrir ses deux précédents longs-métrages).
Plus que vos précédents films, Le Bruit du dehors est le fruit d’une collaboration avec ses interprètes. Comment le film s’est-il construit avec elles ?
Le film s’est inventé très intuitivement et très « organiquement », si l’on peut dire les choses ainsi en français. J’essaie de plus en plus de travailler de la sorte, c’est-à-dire en proposant quelques idées à une poignée de collaborateurs, et au fur et à mesure des rendez-vous et des rencontres, de tisser une histoire et surtout d’écrire des dialogues. Je me suis toujours senti mal à l’aise à l’idée d’écrire des dialogues pour d’autres personnes ; cela reviendrait à « to put a square peg in a round hole », expression que l’on pourrait traduire par « mettre une cheville carrée dans un trou rond ». J’ai fait la connaissance de Mia Sellman en 2015 et de Daniela Zahlner en 2016 et je leur ai proposé en 2017 de travailler ensemble.
C’est votre rencontre avec elles qui a donné l’idée du film, ou bien vous en aviez esquissé préalablement les fondations ?
C’est une combinaison des deux. Le film est né à la fois d’une rencontre avec elles et d’une sorte d’identification de ma part avec quelque chose dans leurs propres personnalités qui faisait écho à certains thèmes et sujets qui m’occupaient à ce moment-là de ma vie, sans que je puisse à l’époque l’articuler aussi distinctement. Au début du tournage à Berlin, on avait une ébauche de scénario que j’avais écrit en anglais. Elles ont ensuite traduit leurs dialogues, directement sur le plateau, à partir de ce que j’avais proposé. Mais on n’était pas tout à fait satisfaits de cette méthode donc on a décidé de retravailler la suite du scénario en attendant le deuxième tournage, quelques mois plus tard. Pendant une semaine, on a listé chacune des scènes et ce qui y serait discuté, sans écrire à proprement parler de dialogues. C’était ensuite à elles, pendant le tournage, de trouver leurs propres répliques. On répétait un peu en improvisant, et puis on tournait. J’avais envie de revenir à la vie de tous les jours, de faire parler des gens de leur quotidien car il était essentiellement question, dans mon film précédent (Classical Period), de sujets intellectuels.
Mais il y a tout de même encore des sujets intellectuels.
Tout de même (rires), ainsi que des préoccupations qui figuraient déjà dans le film précédent. En fait, on fonctionnait ainsi : je proposais aux comédiennes des sujets à aborder, tout en leur demandant de faire leurs propres suggestions, comme un poème qui pourrait être intéressant, ou une histoire que l’une d’elles m’aurait racontée. Les décisions qu’on prenait avaient toutefois toujours un rapport avec mes propres préoccupations. Je n’aurais pas pu le formuler au moment du tournage, mais avec le recul, j’ai l’impression que mes choix étaient vraiment liés à comment je me sentais durant les dernières années que j’ai passées à New York, avant de déménager en Europe. À l’époque, j’avais vraiment envie de partir quelque part, mais je ne savais pas où et j’étais incapable de l’expliquer, que ce soit à moi-même ou à d’autres. J’ai l’impression que le film tourne autour de ce sentiment.
Les personnages du Bruit du dehors ont l’air de cacher beaucoup de choses, mais on ne sait jamais vraiment de quoi il s’agit. C’est le cas par exemple de Natascha, sans doute le personnage le plus tourmenté du film, entre ses problèmes d’argent et le fait qu’elle soit venue à Vienne pour voir quelqu’un dont on ignore l’identité. Comment ce personnage a‑t-il été pensé ?
Je suis très content de ce que ce personnage est devenu. Ça vient beaucoup d’elle (Natascha Manthe). J’avais proposé au début cette intrigue avec l’argent (NDLR : Natascha emprunte cinquante euros à Daniela au début du récit, en promettant de la rembourser) parce qu’un ami m’avait dit que mes films manquaient de « résistance », de conflit.
C’est la seule forme d’intrigue du film.
Voilà (rires), c’était le maximum que je pouvais faire, parce que j’ai une sorte d’aversion pour ce genre de choses. Je me suis un tout petit peu fait violence. À partir de là, elle a eu l’idée d’une relation mystérieuse que le personnage entretiendrait avec quelqu’un habitant Vienne et qui serait toujours présent dans ses pensées, sans qu’on ait besoin de le souligner : il est palpable dans ses gestes, dans ses regards et ses paroles.
Encore plus que par « le bruit du dehors », j’ai l’impression que vous vous êtes intéressé à la « lumière du dehors », comme en témoignent tous ces plans où vous laissez la lumière naturelle entrer dans les appartements. Cela participe de la grâce du film, magnifié par l’usage du 16 mm. Cette notion de lumière naturelle est-elle importante pour vous ? J’ai eu l’impression qu’il n’y avait jamais de lumière artificielle dans le film.
Il y a trois ou quatre plans où l’on a utilisé une lampe parce qu’ils étaient trop sombres, mais c’est effectivement un goût que j’ai développé au fur et à mesure de mes différentes expériences. Dans Short Stay, il y avait beaucoup de lumière artificielle, mais vers la fin du tournage, j’en avais assez. Elles étaient déjà un peu moins présentes dans Classical Period, et avec Le Bruit du dehors, j’ai cherché des lieux où l’on pourrait se reposer uniquement sur la lumière naturelle. J’ai la chance d’avoir un ami à Vienne dont l’appartement dispose de fenêtres de toit inclinées qui permettaient de tourner en contre-jour. J’aime bien cette manière de travailler, peut-être à cause de certaines références cinéphiliques qui me sont chères [Éric Rohmer, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub], mais aussi parce que ça allège le tournage. Il est également important pour moi de laisser faire la lumière et d’utiliser la caméra pour voir un espace, plutôt que de projeter quelque chose sur cet espace.
Vous faites des films de conversations, où la parole fait office d’action. Qu’est-ce qui vous a mené à cette forme-là ?
Je pense que cela vient de ma fascination pour des films centrés sur des personnages. J’ai eu des expériences très fortes à 18 – 19 ans en découvrant le cinéma indépendant américain des années 1970. Wanda de Barbara Loden par exemple, ou Killer of Sheep de Charles Burnett, qui sont ressortis en salle dans des versions restaurées. Je me suis toujours senti plus à l’aise dans ce registre. Pour Le Bruit du dehors, je pensais aux films de Warhol, où des gens passent une heure à être ensemble, et le seul fait qu’ils ont des personnalités intéressantes suffit à faire du cinéma.
J’avais une question sur la place que vous pensez occuper dans le cinéma indépendant américain, qui tombe malheureusement un peu à l’eau : je ne savais pas que vous aviez déménagé à Berlin.
Même si j’habitais encore à New York, j’aurais du mal à répondre à cette question. New York est un endroit particulier car toute la scène indépendante se connaît. Ce n’est pas la même chose à Berlin parce que les cinéastes ne vont pas au cinéma. Il y a peu d’endroits où l’on peut voir des films internationaux ou anciens, et les cinéastes ne s’y rendent pas, à quelques exceptions près, surtout issues du champ expérimental. Mais à New York, tous les cinéastes vont au cinéma, ce que je trouve admirable ; je pense à Alex Ross Perry, Josh Safdie, etc. Je ne sais pas si cela me manque, mais c’est quelque chose qui n’existe pas en Allemagne. Je croisais ces gens, je les connaissais et j’étais au départ un peu inspiré par leur vision de faire un film avec peu de moyens (NDLR : c’est l’idée du « Do it yourself »). Au début de mes années new-yorkaises, j’ai découvert Frownland (2008) de Ronald Bronstein, un film très déroutant qui a beaucoup impressionné les cinéastes américains et dont l’influence a été assez marquante, même si parfois de manière un peu superficielle (il a engendré quelques copistes). Cette projection a été très impressionnante pour moi aussi. Huit ans plus tard, j’occupais un poste dans un cinéma et j’ai travaillé avec le réalisateur pendant trois ou quatre ans. C’est un type très original, qui est maintenant comonteur et coauteur des scénarios des frères Safdie. On travaillait dix heures ensemble tous les vendredis et samedis dans une très petite cabine de projection, donc on avait le loisir d’échanger des idées un peu tout le temps. Classical Period est né en partie de ces conversations. Je pense qu’il m’a poussé dans une certaine direction que je n’aurais autrement pas explorée. L’idée de faire un film autour de la littérature et de mes goûts en la matière vient notamment de ces échanges. Nos films sont très différents mais cette personnalité de la scène new-yorkaise, bien qu’elle y occupe une place à part, a beaucoup compté dans mon évolution en tant que cinéaste, mais aussi en tant qu’individu. Je ne pense toutefois pas pouvoir me définir par rapport au cinéma américain contemporain. J’ai l’impression qu’il cherche plus que moi une sorte de réalisme.
Vos films le sont tout de même de plus en plus. S’il y avait quelque chose d’absurde dans vos courts-métrages, ainsi que dans Short Stay et chez les personnages de Classical Period, qui semblent vivre dans une autre réalité, Le Bruit du dehors me paraît au contraire plus terre-à-terre.
C’est vrai que lorsque je parle de « réalisme » à propos des films indépendants américains, je fais surtout référence à l’utilisation de la caméra à l’épaule, à une sorte de superficialité…
La volonté d’immersion ?
Oui c’est peut-être cela, une sorte d’immersion que j’évite. J’appelais ça à l’époque le « cinéma d’intensité ».
Avez-vous des projets actuellement ?
Je tourne et je monte un court-métrage qui n’a rien à voir avec ce que j’ai fait auparavant : il relève plutôt du documentaire poétique. C’est un projet sur lequel je travaille lentement. J’ai ma caméra Bolex pour continuer à tourner dans le Vermont cet été. Je vais aussi essayer de tourner un court-métrage en septembre à Berlin. C’est un film qui est plutôt dans la veine des courts précédant Short Stay, mais je préfère ne pas trop en parler car j’ai peur de ne pas réussir à le faire, même si j’ai déjà acheté la pellicule. Il reste pas mal de choses à faire pour organiser le tournage.