Alain Corneau présente son Deuxième Souffle comme une nouvelle adaptation, « plus fidèle », du roman de José Giovanni, et non comme un remake du film de Melville. On pourrait bien le croire : de l’ombre du maître, sa version n’a guère besoin pour laisser mesurer son degré abyssal de nullité. On a beau retourner l’objet du délit dans tous les sens, traquer le détail qui sauve, se contraindre à l’ouverture d’esprit la plus large possible : c’est voué à l’échec. Impossible d’éviter le constat d’une catastrophe filmique où l’effort et l’argent consacrés semblent s’ingénier à bafouer toute intelligence et toute sensibilité chez un public visiblement fantasmé en pool de consommateurs myopes et sans goût.
Ce deuxième Deuxième Souffle est avant tout le prolongement terminal de la récente recherche frénétique de modernité d’un certain cinéma français grand public, qui a tourné en désespoir de cause son regard vers le cinéma américain et ses formules les plus lucratives. Ces derniers temps, l’importation des genres les plus prestigieux de Hollywood marche à plein régime : après l’adaptation de série à succès (Les Brigades du Tigre), après le biopic (La Môme), voici que les financiers de notre industrie cinématographique s’intéressent au remake, jusqu’ici peu prisé chez nous. Avec une constance pénible, les tentatives d’injection de sang neuf (comprendre : étranger) dans un cinéma jugé vieillissant reviennent en bout de chaîne à faire du vieux avec du neuf. C’est que l’investissement consenti dans ces projets n’est jamais conçu au-delà de l’engloutissement d’un budget supérieur à la moyenne nationale et d’un étalage technique à usage évidemment plus commercial qu’artistique. La flamboyance rêvée de ce cinéma reste une pure et sinistre démonstration de prestige, une exhibition puérile de signes extérieurs d’une richesse usurpée et souillée, de transgressions dérisoires des supposées limites de notre cinématographie.
« Supposée fraîcheur esthétique »
Ici, le film de gangsters se pare de l’image numérique (dernière marotte du chef-opérateur Yves Angelo, qui a aussi réalisé Les Âmes grises), de cadrages obliques censément vecteurs de dynamisme, de jeu primaire sur les couleurs, de filtres jaunâtres de carte postale (merci Jean-Pierre Jeunet), et même — on se frotte les yeux pour y croire — des prouesses physiques tout en ralentis, culminant en des gunfights façon John Woo. Car si le produit innove, c’est parce qu’en plus de lorgner vers le classicisme refait à neuf de l’Hollywood contemporain, il pioche aussi dans certaines idées esthétiques émergées du cinéma venu d’Asie. Et puis, parce que la France a besoin d’un cinéma « sévèrement burné », la caméra, telle celle de Truands, se repaît autant qu’elle peut de tout ce qui donne au film l’illusion d’être vivant et adulte, à commencer par sa violence remasterisée (voir le nombre de gros plans complaisants sur les giclements de sang en images de synthèse). Pour quitter la médiocrité ordinaire du film de genre national, on repassera. Car tout ce volontarisme visuel en quête de sens ne fait qu’habiller et surligner, de la manière la plus caricaturale, le grand écart entre une prétention à jouer au cinéma ouvert au monde et à l’air du temps, et un attachement maladif aux marques d’un label « qualité française » des plus rances et des moins discrets ces dernières années : vision du passé réel ou fictionnel à l’académisme coincé quelque part entre un épisode de Maigret et le théâtre de comptoir, fétichisme des dialogues qu’on balance mécaniquement en croyant que le verbe suffit à faire la réplique (les acteurs ici sont tous mauvais comme des cochons), et en bout de course une supposée fraîcheur esthétique qui pue la naphtaline à dix bobines à la ronde.
« Écart entre deux conceptions du cinéma »
Si Corneau ne souhaitait — peut-être — sincèrement pas emboîter le pas à Melville, la comparaison de son sinistre jouet avec son prédécesseur de plus de quarante ans reste inévitable, d’autant qu’elle tourne à une confondante mise en parallèle d’une cruauté presque drôle. Soit deux adaptations assez fidèles du roman de Giovanni. Si les dialogues y sont rigoureusement identiques, entendre l’usé Daniel Auteuil prononcer les répliques de Lino Ventura, le pauvre Michel Blanc ceux de Paul Meurisse, Éric Cantona ceux de Michel Constantin, etc, a de quoi faire mentir l’adage « Mieux vaut entendre ça que d’être sourd»… Plus fort : les deux films se trouvent faire à peu près la même durée. Simplement, ils l’occupent de façon radicalement divergente : là où l’ancêtre se laisse façonner par le silence et l’épure, le rejeton meuble son temps par une soumission académique à des codes de fabrication faisant fi de toute sensibilité artistique. Un détail des deux versions de la scène de braquage dit tout l’écart entre deux conceptions du cinéma, voire deux visions du monde. Chez Melville, un tireur incarné par l’inconnu Denis Manuel ôte crânement la lunette de son fusil avant de tirer et de faire mouche. Chez Corneau, le même personnage joué par Nicolas Duvauchelle, qui se dispense de ce geste parce que la mire du fusil à lunette, ça fait quand même plus classe à l’écran (comprendre : vrai cinéma d’action à l’américaine), reste dépourvu de ce charisme… La confrontation Melville/Corneau est là, inégale et réglée d’avance : l’artiste obstinément indépendant, œuvrant dans son propre système, face à l’artisan d’une industrie officielle, installée et fossilisée dans ses vaines certitudes et ses fantasmes ; l’individualiste portant son œuvre à bout de bras, face à une « grande famille du cinéma français » dont plusieurs fiers représentants sombrent ici de concert dans le ridicule avec un bel entrain.