Découpé en épisodes indépendants, Le Diable n’existe pas propose quatre variations sur le thème de la peine de mort en Iran et s’intéresse notamment au profil des hommes en charge de son application. En évacuant presque totalement la mise en scène des exécutions elles-mêmes et en choisissant de se concentrer sur le dilemme moral rencontré par ceux que le gouvernement met à contribution, le plus souvent contre leur gré, Mohammad Rasoulof choisit d’explorer les démons de l’Iran contemporain à travers le prisme du fameux concept de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt en 1963. Le premier segment, le plus réussi, nous invite ainsi à suivre le quotidien en apparence très ordinaire d’un père de famille, le temps d’une journée rythmée par les trajets en voiture avec son épouse, les courses au supermarché ou encore une visite à sa mère. Au fil de discussions toujours plus prosaïques, Rasoulof ausculte sans en avoir l’air les contradictions inhérentes à la société iranienne : la place réservée aux femmes (le personnage de Razieh gère les finances du couple, mais peine à accéder au salaire de son mari), les rapports sociaux (Razieh reproche à Heshmat ses jugements hâtifs, mais ne cesse elle-même de colporter des ragots sur leur entourage), ou encore la distinction entre le bien et le mal (Heshmat refuse de laisser sa fille manger une glace qu’elle n’a pas payée, un choix éthique que la fin du segment rendra pour le moins dérisoire). À l’ouverture de ce premier épisode, située dans un parking souterrain, la lumière vacillante d’un néon révèle de manière subliminale la fragilité des fondements moraux sur lesquels repose ce quotidien réglé comme du papier à musique. Rasoulof filme ensuite régulièrement les feux rouges ou verts qui émaillent la ville (réverbères, feux de circulation, enseigne de pharmacie, radioréveil) comme autant de symboles discrets d’une bipartition entre bien et mal définitivement remise en cause par la révélation finale. Avant que n’intervienne cet effet de chute assez sinistre, c’est l’image de Heshmat arrêté au feu vert, littéralement figé sur place, qui donne le mieux à voir les effets dévastateurs de la tyrannie du pouvoir sur les individus qu’il soumet : au confort de la bipartition morale se substitue bientôt le trouble d’une absence totale de repères.
La suite est un lent mouvement vers une nature de plus en plus isolée, reflétant la marginalisation à laquelle sont condamnés les personnages de dissidents. Mais au-delà de cet exil forcé, directement figuré par la fuite en voiture d’un déserteur à la fin du deuxième segment, ce changement de décor traduit aussi l’évolution progressive du film vers un certain dépouillement et un ton plus apaisé. Un choix intéressant en ce qu’il double la charge politique d’une tonalité presque contemplative, mais qui dessert finalement le projet en révélant toujours un peu plus le caractère démonstratif de ces petits dispositifs narratifs minimalistes. Ce défaut est particulièrement sensible au début de la deuxième partie, qui tente de faire entrer toute la férocité du régime dans un huis-clos assez peu subtil. Six conscrits y débattent de la mission qui leur est confiée – participer à l’exécution de condamnés à mort –, mission que l’un d’eux s’obstine à refuser. Chacun énonce alors sa position sous la forme de maximes fatalistes (« Qu’elle soit juste ou pas, c’est la loi du pays, il en faut bien une »), de dilemmes percutants (« Je tuerai celui qui veut me faire tuer un autre ») ou de formules grandiloquentes (« Tu nous jetteras ton innocence à la figure »). Délaissant ce que la réflexion d’Arendt pouvait avoir de troublant, Rasoulof choisit un angle plus politique que philosophique et s’attarde sur les figures de résistants, au détriment de l’exploration des mécanismes du consentement amorcée dans le premier segment et prolongée, plus maladroitement, dans le troisième. Tout en continuant d’interroger, par son scénario, la porosité de la frontière entre bien et mal, Le Diable n’existe pas semble tourner le dos, dans sa mise en scène, à toute forme d’ambiguïté. À cet égard, le plan le plus révélateur est celui qui met face à face un conscrit en permission et la photographie d’un activiste mort pour ses idées. Plus tard, un autre plan saisit ce même conscrit en tenue de civil, au milieu d’une forêt, à côté de son uniforme étalé sur des branches comme sur un épouvantail. Deux exemples de la façon dont le film organise un peu trop schématiquement la figuration des concepts et la dissociation des postures morales : l’homme et sa fonction, la résistance ou l’acceptation.
Les fleurs du mal
Cette dernière alternative fait bien sûr écho à la situation de Rasoulof lui-même, déjà condamné à un an de prison en 2010 pour « propagande » anti-gouvernementale et dont l’éthique personnelle infuse à l’évidence le film, jusqu’aux répliques de certains de ses personnages (« ta force, c’est de dire non », peut-on entendre dans la troisième partie). Mais à cette dualité entre complices du régime et dissidents, on en préférera une seconde, moins évidente, qui découle de la première sans la recouper tout à fait : rester ou partir. À travers l’exil progressif des personnages du film, c’est la possibilité même d’exister en tant que cinéaste et de filmer la vie d’un pays qui semble posée. De ce point de vue, le quatrième segment, qui met en scène un homme malade et une adolescente (interprétée par la fille du réalisateur) liés par un lourd secret familial, intéresse moins par son suspense un peu forcé que par le regard mélancolique qu’il pose sur le paysage montagneux et désertique où les personnages se sont réfugiés. Ici, on discute du bonheur comme d’une réalité abstraite et sémantique (« Tu es heureux ? », demande la jeune fille. « Oui, comblé », lui répond l’ancien médecin, avant d’être repris par sa femme : « Non, tu es plutôt serein ») et on occupe son temps en produisant du miel. On est alors tenté d’identifier le réalisateur à cette figure d’apiculteur désabusé et les fragments qui composent Le Diable n’existe pas à ces fleurs que l’un des personnages baptise les « insensées », parce qu’elles poussent n’importe où et n’ont pas de saison.
Quoi qu’il en soit, malgré leurs limites respectives, ces quatre petits contes cruels parviennent assez bien à figurer le rôle central de la découverte du mal dans la société iranienne en la filmant comme un véritable rite de passage, aussi brutal qu’inéluctable. Au début du film, une petite fille gronde son père sur un ton espiègle : « Tu as menti, tu dois être puni ». Le dernier segment s’achève par un face-à-face entre une adolescente et un renard qui fait contrepoint à l’innocence de cette morale simpliste. La jeune fille et l’animal se fixent longuement du regard, comme pour décider qui des deux sera la proie, qui le prédateur. À travers cette allégorie d’une jeunesse traversée par l’intuition de la banalité du mal, Mohammad Rasoulof offre au spectateur l’un de ces moments de flottement moral que Le Diable n’existe pas ne réussit malheureusement à faire advenir que par intermittences.