La trame des Graines du figuier sauvage s’inscrit d’abord dans la continuité du Diable n’existe pas, film à sketches sur la peine de mort en Iran pour lequel Mohammad Rasoulof a remporté l’Ours d’or en 2020. À Téhéran, une famille est confrontée à un dilemme moral lorsqu’Iman (Misagh Zare), promu juge d’instruction du tribunal révolutionnaire, est contraint de signer à la chaîne des condamnations à mort. Rapidement, il prévient sa femme, Najmeh (Soheila Golestani), des dangers accompagnant cette montée en grade. La mère de famille ordonne alors à ses deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), de surveiller leurs fréquentations et d’éviter les réseaux sociaux. Dans les rues de Téhéran comme sur Internet, la colère gronde : une jeune femme de 22 ans vient de mourir aux mains de la police après avoir été arrêtée pour « port de vêtements inappropriés ». Les graines du mouvement iranien « Femme, Vie, Liberté » viennent d’être semées, comme celles du figuier qui donne son titre au film de Rasoulof, en exil depuis sa condamnation récente à cinq ans de prison.
La première partie des Graines… esquisse de cette manière un horizon stimulant, qui voit l’avancée d’un scénario implacable (en partie) bouleversé par l’irruption d’images tirées de réelles manifestations. L’intérieur de l’appartement familial, dans lequel se déroule la majeure partie du film, s’ouvre progressivement aux braises du monde extérieur. Le cinéma de Rasoulof, caractérisé par ses récits aussi habilement menés que très discursifs (cf. le premier segment du Diable n’existe pas, qui révélait à la toute fin le métier de bourreau d’un père de famille en apparence comme les autres), gagne ici en souplesse, jusqu’à livrer un superbe instant suspendu. Après l’irruption de la révolte au sein du huis clos (par l’entremise de la télévision, de vidéos sur les réseaux sociaux ou encore d’archives directement intégrées au montage), une camarade de Rezvan est touchée au visage par une explosion de chevrotine. Dans un gros plan presque fantastique, accompagné d’un léger zoom et d’un chant dont les voix féminines semblent provenir d’une époque ancestrale, Najmeh retire un à un les plombs dispersés sur le visage ensanglanté de l’étudiante en larmes. La mise en scène très maîtrisée de Rasoulof offre ici, le temps d’une parenthèse purement symbolique et picturale, une image iconique d’une jeunesse défigurée par un régime théocratique et machiste. Bouleversant, le plan est aussi lourd de sens que l’enjeu est de taille : la violence du réel implique de prendre le taureau par les cornes. Quitte à signer un film directement à charge.
La frontalité politique des Graines du figuier sauvage est inédite à l’échelle du cinéma iranien contemporain : Rasoulof a trouvé une sorte d’équilibre idéal entre les contraintes matérielles qui pèsent sur lui (un tournage en catimini) et ses ambitions (l’ampleur de la fresque). Dommage toutefois que le scénario reprenne le dessus dans la deuxième partie, à partir du moment où le père de famille est contraint de passer plus de temps chez lui pour tempérer le désir grandissant de révolte de ses deux filles. Véritable fusil de Tchekhov, le pistolet sur lequel s’ouvre le film, outil de travail et symbole de la fonction d’Iman, revient au cœur de l’intrigue lorsque l’arme disparaît subitement après un dîner de famille agité. Englué dans un scénario conçu comme un piège se refermant sur les personnages, Les Graines… tourne par la suite littéralement en rond, à l’image du plan-séquence tournoyant dans lequel Iman, terrorisé, cherche son arme dans toutes les pièces de l’appartement. L’arroseur est arrosé : le père, fidèle aux lois dictatoriales du régime théocratique, est menacé par la bureaucratie qu’il incarne et défend ; il risque lui-même la prison et l’humiliation s’il ne récupère le précieux substitut phallique. La parabole de Rasoulof, déjà pas très légère dans Le Diable n’existe pas, se dévoile pleinement : en soupçonnant ses deux filles de lui avoir volé son arme, Iman représente la manière dont s’infiltre, jusque dans l’intimité d’une famille, un autoritarisme patriarcal et aveugle prêt à tout pour maintenir sa domination. Sans se rendre compte des conséquences destructrices de son geste, le personnage du père va jusqu’à mettre sa femme et ses filles en danger, lorsqu’il les emmène à leur insu à un interrogatoire. Si certaines séquences restent inspirées (dont l’interrogatoire en question), le film se fait alors plus édifiant, notamment par un (long) segment où le récit se muscle et relègue à la marge le moindre débordement — au risque d’être aussi rigide que le système autoritaire qu’il dénonce. C’est sa qualité comme sa limite : dans la lignée de Mungiu ou de certains Ceylan, Les Graines du figuier sauvage impressionne d’abord par sa rigueur sans failles. Rien ne dépasse, car tout est calculé ; le film suit son programme avec entêtement.
Le minotaure
La dernière partie remet cependant sur le métier cette tension entre un scénario muselé et une ouverture au réel, à la suite d’une séquence paranoïaque où Iman imagine que des opposants au régime le suivent jusque chez lui. Acculé, il emmène alors femme et enfants loin de la capitale, dans une maison isolée, pour les protéger mais aussi leur faire avouer le vol de son arme. Contrairement au segment consacré à la perte du pistolet, Rasoulof emprunte à cet endroit un chemin plus étonnant en s’approchant du film de genre. À la suite d’une confrontation au cours de laquelle il ne parvient toujours pas à obtenir des aveux, le père enferme Najmeh et Rezvan dans des geôles évoquant celles du régime. Mais Sana, la plus jeune des filles, échappe à la furie paternelle. Une ultime confrontation scénique entre l’intérieur et l’extérieur s’opère alors : dans une scène un brin extravagante, l’adolescente dispose des mégaphones tout autour de la maison pour faire sortir le tortionnaire et l’enfermer à son tour dans la remise, libérant d’un même geste sa mère et sa sœur. La métaphore est de nouveau très lisible – les mégaphones renvoient à ceux qui, dans la rue, portent la voix des femmes révoltées –, mais elle s’inscrit cette fois dans une perspective ludique : c’est en jouant avec les particularités de l’espace extérieur que la jeunesse parvient à renverser la domination du pater familias.
Par deux fois, les sons du dehors font ainsi trembler les murs du récit, d’abord pour laisser entrer une forme de found footage, puis pour explorer une voie de thriller symbolique, Iman prenant in fine les atours d’un monstre assassin. En épousant cette perspective hybride, assez étonnante au regard de l’approche parfois scolaire de Rasoulof, le film finit même par citer Shining : dans la dernière séquence, l’homme poursuit sa femme et ses deux filles dans les ruines d’un village perse, comme le Minotaure à la recherche de Thésée dans le labyrinthe. Si la scène tranche avec la tonalité de l’ensemble, elle reste asservie à un horizon discursif déjà répété durant presque trois heures, en opposant le père tyrannique à d’ultimes images d’archives, notamment celles d’une femme qui, à l’arrière d’un scooter, lève les deux doigts en reprenant le symbole du mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Ce finale est certes détonnant, mais il n’échappe pas à un certain volontarisme. Reste que si Rasoulof n’a pas encore l’inventivité de certains cinéastes proches de son style, tel Ceylan, Les Graines du figuier sauvage, serti d’éclats intrigants, s’affirme à ce jour comme son film le plus accompli.