Il sera impossible de découvrir Au revoir sans que ne vienne se glisser dans les esprits la situation de son réalisateur – dont Critikat a plusieurs fois fait état dans des éditoriaux. Avec Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof a été arrêté sur le tournage d’un docu-fiction où il était question de la contestation post-électorale. Les deux cinéastes ont écopé d’une peine de six ans de prison pour, entre autres, « propagande contre le régime », celle-ci étant pernicieusement assortie d’une interdiction de filmer et de quitter le territoire pendant 20 ans. Ayant fait appel, Panahi et Rasoulof sont en liberté surveillée, dans l’attente d’un nouveau jugement. Évidemment il faut le dire et le répéter, ne pas s’y habituer, et chaque plan du film semble porter la marque de ce terrible état de fait. Mais ne parler que de cela reviendrait à nier que tout un pan du cinéma iranien actuel associe une admirable tenue d’ensemble à cette nécessité rageuse de filmer.
Le départ, voilà une donnée qui traverse largement les films iraniens actuels, qu’ils aient été tournés avant les élections de juin 2009 (Mainline de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahad – produit en 2006, distribué en France en 2011 –, Les Chats persans de Bahman Ghobadi) ou après les funestes événements. La scène d’ouverture d’Une séparation d’Asghar Farhadi s’avère exemplaire à ce titre ; alors que la mère motive son souhait de quitter l’Iran pour le bien de sa fille, son interlocuteur lui oppose froidement : « ainsi vous croyez qu’il n’y a pas d’avenir pour nos enfants dans ce pays. » Si un silence gêné – mais sans équivoque – fait suite à cette remarque du juge, le caractère affirmatif de la réponse ne fait aucun doute.
Dans Au revoir, qui a pour cadre l’Iran actuel (donc post-électoral, même si cela n’est pas explicitement spécifié), ce cheminement est celui d’une jeune avocate qui s’est vue retirer sa licence ; si cela n’est pas plus précisé, on devine aisément que ses opinions politiques ont causé cette « mort » professionnelle. Noura entame donc les démarches pour s’installer dans un pays où il lui sera difficile de se sentir plus étrangère que dans celui où elle vit, une sorte de « territoire occupé » par la dictature religieuse. Enceinte de quelques mois, elle vit seule, son mari – journaliste vivant dans la clandestinité et activement recherché – n’entrera que brièvement dans le champ, tel une ombre traquée. Cette situation individuelle en porte bien d’autres, elle constitue le corps d’une frange de la population : jeune, éduquée, éprises d’idéaux démocratiques et assoiffée de libertés fondamentales.
Mohammad Rasoulof n’en est pas à son premier coup de boutoir contre la rigidité de la République islamique, en 2008 il a réalisé un moyen métrage documentaire, La Parabole, sorte de vade-mecum répertoriant les mille façons pour capter les chaînes étrangères – une sorte de sport national – interdites par le régime, une critique non voilée de la gestion hypocrite (le mot est faible) des médias par les autorités. Mais la donne a changé depuis, et, pour le dire simplement, Au revoir est un film absolument terrible, parvenant avec force à donner forme au climat délétère ayant cours actuellement en Iran. Pour l’occasion, le cinéma de Mohammad Rasoulof se met au service de cette représentation, le symbolisme poétique estampillé « Iran » – parfois un peu pesant dans ses films précédents (comme La Vie sur l’eau, 2005) – est globalement mis en sourdine sans que l’impact de son cinéma n’en souffre, au contraire.
Loin de la grande fiction résistante fédératrice et épique, Mohammad Rasoulof plonge son film dans un bain de glace. Ceci repose sur une mise en scène essentiellement basée sur la fixité et une photographie où tout semble se dérouler entre chiens et loups. L’effet est saisissant, les cadres rigides enserrent et étouffent le corps malmené de Noura, qui semble déambuler dans un entre-monde ; pas morte, elle n’est plus tout à fait vivante. On peut considérer que la situation du cinéaste (ou de ses proches) a pu nourrir et « documenter » cette représentation saisissante d’une entreprise de déshumanisation pernicieusement orchestrée par les autorités. Cette même logique se trouve à l’œuvre dans des rapports humains basés sur l’humiliation et le mépris, convoquant l’enfer d’une logique bureaucratique – qui a également cours dans les cabinets médicaux où l’héroïne affronte la question morale de l’avortement. Les relations interpersonnelles semblent avoir été anesthésiées, ne reste plus à Noura que la nécessité vitale du mouvement, et une froide détermination qui s’éloigne considérablement d’un romantisme révolutionnaire, mais qui, d’une façon perturbante et durable, rend palpable le drame de l’oppression.