Reprise de notre billet cannois sur Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid, légèrement amendé au regard du chemin que le film a depuis parcouru dans notre esprit.
Découvert à Cannes, Le Genou d’Ahed s’inscrivait, aux côtés d’autres films présentés sur la Croisette (exemplairement Annette de Leos Carax, projeté la veille), dans ce que l’on pourrait appeler un « cinéma de l’audace » : on y tente beaucoup, souvent à perte, avec une volonté crânement affichée de rompre avec le ronron des conventions du cinéma. Cette charge se double chez Lapid d’une dimension politique : le film raconte l’histoire d’Y, cinéaste invité dans une bourgade perdue dans le désert israélien pour projeter un film. Il y fait la connaissance de Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture originaire de la région, qui organise la rencontre. Avant d’échanger avec le public, le cinéaste doit toutefois signer un document administratif qui non seulement censure les artistes, mais de surcroît facilite leur fichage et leur contrôle par le gouvernement. Désabusé, Y traîne sa nonchalance citadine dans le territoire aride, mais filme aussi, dans de belles scènes (les plus réussies) le paysage en s’adressant à sa mère atteinte d’un cancer. On le comprend rapidement, cette mère malade, c’est aussi Israël, que le metteur en scène n’abandonne pas, mais dont il vomit le patriotisme, le racisme et le conservatisme. Et Lapid de filmer une déambulation furieuse, le temps d’un jour, où la caméra suit les bizarreries du réalisateur-touriste, s’affranchit d’un filmage traditionnel pour figurer le regard même d’Y s’attardant sur le ciel (par le truchement de mouvements de caméra très brutaux et incongrus), les rayons du soleil, les rares figures qu’il croise sur sa route. Ces ruptures de ton se mêlent aussi aux rêveries du cinéaste (une scène de danse fantasmée à bord d’une voiture), de sorte que le film semble faire corps avec la furie de son regard, qui craquelle le vernis de sa posture dandy, Ray-Ban collées sur le nez.
Tout n’est pas accompli, loin de là, mais le « geste » est autrement plus convaincant que celui de Carax, ne serait-ce que parce que Lapid triture à partir de blocs dont il étire la durée (comme en témoigne le gros plan sur sa bouche dans la scène où il déverse son fiel contre la laideur de la politique israélienne), et donne à ressentir, entre deux séquences outrancières, la tristesse qui émane d’un crépuscule – celui de sa mère, et d’un pays « foutu ». Dommage toutefois que le film se perde un peu dans un dernier acte nocturne, où la signature du pacte faustien ouvre sur la transformation d’Y en « Satan » (le scénario flèche parfois un peu trop les pistes allégoriques) et « tourmenteur » d’un public qui, en retour, lui saute à la figure. Segment un peu balourd, où Lapid se rêve en cinéaste plus déstabilisant qu’il ne l’est vraiment, mais qui se voit réhaussé par la scène finale, où la caméra retrouve, à travers les nuages, la vision voilée d’un pays mourant. Il faut dire aussi, avec le recul, que ce volet de la mise en scène, jouant sciemment d’un décalage avec la furie des élans de Y, n’est pas sans hanter un peu. C’est là, plus que dans ses « innovations » parfois naïves (un panoramique-derviche tourneur, des mouvements acrobatiques), que le film finit par émouvoir, non pas en criant, mais presque en chuchotant à celle qui n’existera bientôt plus.