Après de longs mois d’attente, Le Policier de Nadav Lapid, grâce à Bodega Films, a droit à son édition DVD, occasion pour nous de repenser à ce diamant noir en le rapprochant d’un autre film, un peu voisin, qu’est Oslo, 31 août de Joachim Trier. Les deux miroirs de ce diptyque contemporain ne sont peut-être pas les films les plus importants de 2012 mais ils sont à coup sûr ses plus désespérants. On y a vu une jeunesse mourir seule dans une chambre ou assassinée dans un sous-sol glauque. On y a senti des mondes visiblement soucieux de garder esseulés jusque dans leurs morts ses propres condamnés et suicidés, comme si l’indifférence même devait leur survivre. Réduire, comme l’a fait une certaine critique, Le Policier à une anecdote et Oslo, 31 août à un spot de prévention anti-drogue, c’est se dispenser de questionner ce que ces jeunes morts dénoncent : la toute-puissance d’une certaine manière de faire le monde.
Il y a d’abord ce que suggère la marche des récits. Les personnages d’Anders dans Oslo et de Shira dans Le Policier n’ont pas pu trouver d’intermédiaires entre l’exil et la mort, comme si ce monde était le seul pensable, comme si le possible s’était définitivement recroquevillé sur le réel. Pénible constat déjà avancé en 1977 par Bresson à travers la figure de Charles, dans Le Diable probablement : refuser le système dominant revient nécessairement à sortir de la vie. Bresson, ce cinéaste auquel la mise en scène ciselée de Lapid a fait si souvent penser et dont Trier s’est ouvertement réclamé.
Dans une scène centrale d’Oslo, le dégoût d’un des adolescents de Bresson, « j’le dégueule votre temps », semble s’être transformé en conscience mutique et saturnale du panurgisme ambiant. Attablé à un café du centre-ville, son oreille passant d’un voisin à un autre comme par un simple effort de mise au point, Anders se change en voyant auditif à la perception aussi modulable que suraiguë. Son attention se pose sur le projet de vie qu’une jeune adolescente débite à une amie sous la forme d’une liste de souhaits standardisés : « je veux me marier. Je veux avoir un bébé. Je veux faire le tour du monde, acheter une maison, partir en voyage en amoureux, etc. ». À ce moment précis, cette mise en sons de la perception confère à Anders une fonction de réceptacle critique d’une manière commune et partagée de désirer. Dans Le Policier, le texte que Shira s’efforcera d’apprendre par cœur de sa première scène à sa mort, avec l’application d’une écolière, a pour cible première un scandaleux fossé social : « Être si riche dans un pays où il y a tant de pauvres est un crime ». Plus loin, c’est le niveau de pauvreté de son pays, « le plus élevé du monde occidental », que Shira dénoncera. Le système dominant n’a donc fait que changer de noms : si Bresson pensait à la consommation de masse, le film de Trier suggère un conformisme du désir tandis que celui de Lapid traite d’une société inégalitaire. Soit trois figures différentes de nos sociétés occidentales qui ne font qu’un monde d’un seul et même tenant.
Anders et Shira ont ceci de commun avec les jeunes de Bresson qu’ils témoignent d’un savoir du monde qui ne concerne pas tel ou tel bout de réel (un milieu ou un groupe social spécifique) mais la société toute entière. En aucun cas ils ne se révoltent jusqu’à la lutte armée ou la mort contre un détail mais contre un tout : c’est l’empire de la ressemblance pour Anders, le règne de quelques nantis pour Shira. La forme même dans laquelle s’énonce cette conscience du monde n’a pas pris une ride depuis Le Diable probablement. Elle est sur- ou dévalorisation de soi justifiant le suicide ou bien slogans apathiques qui appellent à une rupture brutale. À quarante ans d’intervalle, il s’agit toujours pour nos jeunes conscients d’enchaîner des affirmations générales qui se veulent indépassables, des formules définitives, des décisions aux airs de condamnations sans appel, qui concernent autant leur propre personne que la société entière. Bresson représentait par deux fois ces jeunes dans des séances d’autoformation durant lesquelles ils s’inventaient une conscience du monde indépendante. Celle-ci passait par la projection de séquences filmiques des désastres écologiques de leur époque : boues rouges, marées noires, etc. Dans son film, le cinéma était désigné comme le véhicule privilégié de la conscience et le moyen d’une prise de distance vis-à-vis des drames du monde. Pour ainsi dire, quelque chose, l’image, était encore là pour faire tampon. « On ne montrera jamais assez ces images » affirmait même l’un d’eux. Et Charles, le seul à ne pas les voir, était aussi le seul à mourir.
Dans Oslo et Le Policier, les images du monde ont tout bonnement disparu. Comme si le système dominant chez Bresson était arrivé à un tel degré d’omnipotence dans les films de Trier et Lapid qu’il avait supprimé toute possibilité de distance critique. Le prologue d’Oslo, une succession de plans de la ville tournée en super 8, le montre bien : s’il est encore des images, ce sont celles du passé. Au début d’Oslo, chacun y va ainsi de sa mémoire fragmentée, de son « je me souviens » apposé sur des vues de la ville, rétractant ainsi l’espace public et commun sur des parcelles intimes de vies anciennes. Et la nostalgie que le super 8 évoque n’a rien à voir avec le recul que les images du monde accompagnaient chez Bresson. La fonction de ces images introductives n’est pas de produire une plus grande compréhension mais de nous inoculer d’entrée une forme de désenchantement. Dans le film de Lapid, la seule image à laquelle se confronte Shira est celle qui apparaît dans l’interphone : elle y voit Michaël, le père de l’un des membres du groupuscule, venu la convaincre de ne pas prendre les armes. Mais un employé, chargée de la réception, presse le père de faire vite et interfère en permanence dans la discussion jusqu’à en précipiter la fin. Peut-être que dans un face-à-face avec Shira, les mots de Michaël auraient pu l’influencer ; mais ils sont impuissants face à un ridicule petit rectangle lumineux gardé par un cerbère d’une résidence privée qui fait de l’interface un obstacle et de la parole du père une tentative perdue d’avance. La distance vis-à-vis du réel, encore subsistante chez Bresson, n’est pas plus présente dans le détachement d’Anders, qui lui fait croire que le noir est la vraie couleur des choses, que dans les vues dogmatiques, violentes et radicales de Shira.
Parce qu’elle est l’héritière d’un monde sans images et, plus largement, de tout interface susceptible d’amortir, en la relayant, sa puissance de négation, toute action réfléchie sur ce qui l’entoure est impossible pour cette jeunesse. Ses hésitations n’y changent rien : il s’agit bien plutôt pour elle de se raidir dans ses positions, comme lorsque Anders torpille seul son entretien d’embauche ou que Shira met brutalement fin à toute discussion en éteignant l’interphone. Il serait trop commode de faire d’Anders et Shira les victimes accidentelles d’un système. Ils sont plutôt les effets nécessaires de la privation d’intelligibilité sur lequel, depuis trop longtemps, sa toute-puissance s’est fondée. Ainsi privées d’images, comme de n’importe quel intermédiaire entre le réel et sa propre chair, cette jeunesse n’a plus d’autre alternative que de se cogner au monde dans un ultime affrontement ou le quitter sans bruit.