Après Le Policier (2011), un homme et un métier, voici donc une femme et un autre métier d’utilité, de service et de fonction publics – la visée sécuritaire laissant la place à une vocation éducative. Comme dans le film précédent, l’intitulé au singulier est contredit par un déploiement du pluriel : la structure en diptyque du Policier (et la question de la relation de l’individu au collectif), avec une seconde partie où le principal protagoniste disparaît hors champ pour laisser place à un groupe de jeunes gens passant à un nihilisme violent. Il s’agit bien ici de l’histoire d’une relation et non d’une confrontation : une institutrice et un poète, qui est aussi son élève âgé de cinq ans. Et si le titre reste comme Le Policier au singulier, c’est peut-être, tout simplement, parce qu’il n’y a pas de place pour un poète dans la société où cet enfant s’apprête à se construire – comme dans le film précédent la dynamique du récit consistait en une éradication de la subversion et l’élimination d’un corps malade (l’un des policiers, atteint d’un cancer) du corps social.
Récit fondateur usé
Yoav recèle donc ce talent de poète, c’est peu dire que son institutrice en prend soin. Elle l’arrache des mains de sa baby-sitter – une apprentie comédienne qui s’approprie ses poèmes lors des castings. Mira devient dépendante du garçon, parce que, pour elle, l’avenir du monde en dépend peut-être tout simplement. Cet acharnement du personnage principal à croire, son espérance, en dit long sur sa désespérance qui prend la forme d’une fuite en avant. Car du génie au Messie – le Sauveur – il n’y a qu’un pas, et il n’est évidemment pas neutre que la fuite passe par une traversée du désert – le Sinaï, rien que ça – et une ville autant située au bord de la Mer rouge qu’aux portes de l’Égypte : on revit à rebours la trajectoire de Moïse, mais Yoav choisira de ne pas franchir cette frontière. L’Institutrice insiste sur le caractère oral des bouffées poétiques du garçon, c’est-à-dire un mode d’expression préexistant à l’écrit – à l’image de ce livre appelé Torah, très lu, en Israël notamment, qui fut fixé dans le marbre bien après une longue période de transmission orale de son contenu. Et chacun sait qu’entre le dit et l’inscrit peuvent se glisser la reformulation apocryphe, l’erreur, la déformation, consciente ou non.
Après un bref générique plongé dans le silence, on entre dans L’Institutrice par un violent cut sonore ; le film s’ouvre sur une émission télévisée qui débite en mode berlusconien une anecdote sur Hitler qui aurait été photographié en short. Voici une nation déliquescente qui convertit un (tout autre) récit fondateur usé – réécrit et ressassé – jusqu’à la corde en une fable débile. Dernier plan : le poète précoce est porté par des bras adultes, traverse un environnement sonore et visuel confinant à la plus complète dégénérescence – on pense alors au paquebot de Film Socialisme de Jean-Luc Godard, et au jeune blondinet de la seconde partie du même film, le vecteur d’une enfance de l’art portant l’espoir d’une réinvention, d’un réenchantement du monde.
Du regard aux mots
Comme dans son film précédent, ici à partir de ce singulier duo, Nadav Lapid formule une parabole sévère de la société israélienne. Si elle n’invalide pas (du tout) le film, on peut éventuellement penser que cette dimension allégorique avance d’une façon rhétorique, voire de manière tautologique. Mais ceci au fond importe peu dans la mesure où le cinéaste ne filme pas du discours mais, L’Institutrice le confirme, recherche les moyens d’une mise en cinéma d’une idée – la présence d’un poète, peut-être un Messie, dans le monde actuel. On ne retrouvera pas vraiment ici la maîtrise du Policier, sa géométrie très symétrique, sa dialectique glaçante, même si l’on note toujours ces changements d’axe anguleux et brutaux.
Si l’on reconnaît indéniablement une patte, le cinéaste organise une sorte de flottement et de multiples trouées. La mise en scène semble à l’épreuve de son propre doute : des points d’énonciation incertains, parfois à travers les yeux des personnages ; des cadres arbitraires contenant mal les corps ; des convocations de la caméra – fixée par des yeux, bousculée lors du plan initial par l’époux de l’institutrice. Ce régime de mise en scène émanant directement de la modernité dialogue précisément avec la poésie, du moins si on l’entend comme une observation sensible du monde, une façon d’en faire l’expérience et de la reformuler par les mots. C’est l’idée que paraît poursuivre L’Institutrice, et c’est ainsi que le regard a une importance centrale, car c’est de lui que naissent les mots permettant de raconter le monde.