Pour son premier film américain, le réalisateur britannique Alexander Mackendrick s’adjoint les services de Burt Lancaster (en tant qu’acteur et producteur). Joli succès à sa sortie en 1957, mais resté dans l’ombre depuis, Le Grand Chantage est une plongée vertigineuse dans les caniveaux new-yorkais tenus par les petites crapules et éditorialistes véreux. Une rareté à (re)découvrir absolument.
On moque souvent le choix des distributeurs français de traduire les titres originaux. Sorti en 1957, le trivial Grand Chantage a probablement été jugé plus vendeur que Sweet Smell of Success (qu’on pourrait traduire par « le doux parfum du succès »), pourtant bien plus raccord avec le projet de départ. Du chantage, thème qui impose un schéma scénaristique implacable et une mécanique bien huilée, il en est finalement peu question ici ; c’est surtout l’ambition – qui va d’une simple logique de survie à une soif de pouvoir toujours plus étendue – qui régit les rapports entre les personnages. La caméra d’Alexander Mackendrick s’attache à capter une ambiance, une atmosphère (ce fameux «parfum»), celle des clubs de jazz new-yorkais où fouinent quelques journalistes en mal de news et scandales en tout genre. Sidney Falco (Tony Curtis) fait partie de ceux-là : endetté mais bel arriviste, il accepte de participer aux plans de J.J. Hunsecker (Burt Lancaster), éditorialiste très influent, qui souhaite éloigner sa sœur – pour qui il voue un amour fusionnel et malsain – d’un musicien de jazz qu’elle fréquente un peu trop assidument à son goût.
Venu au cinéma lors de la Seconde Guerre mondiale (pour réaliser essentiellement des films de propagande pour l’armée britannique), Alexander Mackendrick, alors en mission en Italie, donna l’autorisation à Roberto Rossellini de lancer le tournage de Rome, ville ouverte en 1943. Ce n’est pas surprenant que le nom du réalisateur britannique soit associé au chef d’œuvre qui marqua le début du néoréalisme italien. Dans Le Grand Chantage, sa première incursion à Hollywood après quelques projets tournés en Grande-Bretagne dont le fameux Ladykillers (1955), on sent nettement l’influence de ce courant cinématographique qui allait préfigurer quelques années plus tard le début de la Nouvelle Vague française. Loin de la logique des Studios, le réalisateur privilégie les scènes en décors naturels, plantant sa caméra dans les ruelles populaires aux sombres recoins, et se nourrit d’ambiances nocturnes fiévreuses ponctuées par d’intempestifs rythmes de jazz. La photographie de James Wong Howe, dont la beauté n’est pas sans rappeler les films noirs les plus élégants, multiplient les clairs-obscurs et les sous-expositions pour mieux illustrer le malaise paranoïaque qui contamine progressivement le film.
Sans se rendre prisonnier de son écriture, Le Grand Chantage déploie également de passionnants rapports psychologiques : la relation frère-sœur, au centre des enjeux dramatiques, fait du nid familial un vivier de paradoxes malsains, loin des schémas traditionnels qui préfèrent y voir une valeur-refuge. Fantasme d’inceste ou seule volonté d’affirmer un pouvoir, le film ne tranche jamais sur le comportement ambigu de J.J. Hunsecker, génie maléfique et manipulateur, qui, dans une étonnante scène, répète le mot « intégrité » comme s’il en découvrait trop tardivement le sens. Tous lancés sur une pente savonneuse, les personnages masculins tentent tant bien que mal de se maintenir à la surface tandis que la sœur, mutique et mystérieuse Susan Harrison, se soustrait aux exigences masculines qui, à l’exception de son promis, lui nie toute individualité. Sans concession, Le Grand Chantage ne succombe jamais aux sirènes du happy-end, tout au plus laisse-t-il entrevoir une ouverture lors de son dernier plan. Plus qu’un instantané de la jungle urbaine, Alexander Mackendrick livre un film fait de chair et de sueur, parfaitement incarné par une galerie d’acteurs extrêmement inspirés.