Le documentaire Forever Ealing interroge Bertrand Tavernier sur les films du studio Ealing. Selon le réalisateur, Alexander Mackendrick, après L’Homme au complet blanc, prédit dans The Ladykillers la mort programmée d’Ealing. « Malheureusement, » dit Tavernier, « l’histoire a donné raison à Mackendrick. » Il est bien vrai que le dernier film du réalisateur de Whisky à gogo ! pour Ealing est le chant du cygne de la période faste du studio, qui survivra jusqu’à la fin de la décennie, pour renaître, comme la Hammer, avec le nouveau millénaire, et une décadente adaptation de L’Importance d’être constant bien éloignée de la Ealing touch. Il faut dire qu’il est difficile de se remettre de l’amer constat qui sous-tend The Ladykillers : la victoire fracassante d’une classe dirigeante à la puissance d’autant plus forte qu’elle est parfaitement imbécile et inconsciente. On est bien loin de la bonhomie de l’autre versant des comédies Ealing, une tendre anarchie qui va de pair avec une lutte des classes hautement fair-play. Il s’en est trouvé pour parler, pour The Ladykillers, d’une allégorie de la vie politique de l’Angleterre d’alors, des Tories qui mangeait tout cru un Parti travailliste n’y pouvant mais : il est pourtant bien plus probable que les critiques de Mackendrick soient dirigées vers Michael Balcon, dirigeant à poigne d’Ealing, et dont le réalisateur désapprouvait les choix.
Cinq hommes pour l’assassin
Avec Otto Heller en chef opérateur et Jim Morahan à la direction artistique, Alexander Mackendrick compose un jeu de massacre aux codes soigneusement étudiés. Dès le premier plan, l’univers du film est posé : au croisement d’une rue large des environs de King’s Cross et de voies de chemin de fer, la maisonnette aux angles aigus de Mrs Wilberforce apparaît d’emblée comme irréelle, sortant tout droit d’un conte de fées. À peine sommes-nous entrés, en compagnie du professeur Marcus, que la vieille dame le confirme : rien n’est droit dans la maison, et les chambres à louer sont instables. En toute logique, les quartiers de la vieille dame sont colorés dans des teintes pastel paisibles, oubliées du temps, tandis que les couleurs des chambres occupées par les malfrats sont pleines de couleurs outrées, le plus fort étant le rouge de la chambre où ils ourdissent leur complot. Un sorte de pré-giallo pour gentlemen, en somme. Dans cette antre de l’épouvante aux discrets angles expressionnistes, la lumière privilégie Katie Johnson, tandis que l’ombre accueille toujours un ou plusieurs malfrats, tels une menace omniprésente.
Slapskill
Pourtant, l’aura de terreur ne dure qu’un temps. The Ladykillers est divisé en trois parties, très distinctes, chacune avec son humour propre. Le premier tiers du film en constitue l’exposition, d’autant plus que les malfrats discutent avec intensité de la sagesse d’inclure, ou non, la vieille dame dans leur plan. La deuxième partie – un braquage en pleine rue à midi tellement crédible qu’un représentant des autorités, interrogé par Mackendrick pour savoir si un tel méfait était possible, lui a demandé de rester dans le cinéma, sans quoi il serait un voleur bien trop efficace – s’inscrit en droite ligne dans la tradition du burlesque, avec une utilisation formidablement novatrice d’une cabine téléphonique. Mais c’est dans le troisième acte que se déploie toute la férocité d’Alexander Mackendrick : plongeant dans l’absurde complet, il se joue de sa maison des horreurs, comme de l’ambiance inquiétante. Les mouvements sont vifs, dynamiques : on y exploite chaque fenêtre, chaque porte, chaque couloir dans une relecture burlesque, cartoonesque du jeu de massacre. Un mouvement qui finit par se concentrer, à mesure que les victimes tombent, sur la férocité et la folie, incarnées par un Alec Guinness halluciné…
Et pendant ce temps, Mrs Wilberforce continue son petit somme. Lorsqu’elle se réveille saine et sauve, ignorante des horreurs qui se sont déroulées sous son temps, elle est propriétaire involontaire d’un magot mal acquis – et le modèle Ealing a volé en éclat, gisant, tel le plan pourtant formidable des voleurs, en ruines fumantes, au milieu des cadavres. Toute contente, la vieille poursuit son petit bonhomme de chemin sans voir les morts : image férocement drôle, et terrible, par laquelle Alexander Mackendrick annonce, après l’encore très policé Noblesse oblige et l’amer Homme au complet blanc, que l’œuvre de reconstruction de l’esprit britannique par Ealing est achevée, parce que son patron Michael Balcon, incapable de vivre avec son temps, ancre le studio dans un passé dont l’auditoire n’aura bientôt plus que faire.