Alexander Mackendrick est un réalisateur partagé entre deux terres. Né à Boston, il retourne vivre à sept ans avec ses grand parents, en Écosse, après le décès de son père. Par ailleurs, s’il réalise la majorité de ses films en Angleterre avec les studios Ealing (Whisky à gogo, L’Homme au complet blanc, Tueurs de dames), il connaît également une brève période hollywoodienne dont Le Grand Chantage (1957) est le seul produit. La ressortie de The Maggie donne à voir un condensé de cette tension entre le Nouveau Monde et l’Ancien sur le mode fantasque et humoristique propre à l’auteur. Un vieux caboteur rafistolé tient le rôle principal dans cette série d’aventures rocambolesques : ce bateau, The Maggie, et son capitaine MacTaggart, un loup de mer alcoolique à la dérive sont la risée des autorités portuaires. Bien qu’on lui ait absolument interdit le droit de prendre la mer, l’équipage se retrouve chargé de transporter la cargaison onéreuse d’un riche Américain, M. Marshall. À la suite de ce quiproquo, en tentant de récupérer son précieux paquetage, ce dernier va se voir emporté dans un tourbillon de déconvenues qui lui léguera en route quelques précieux apprentissages.
Cahin-caha
Dans The Maggie, la mécanique du rire repose paradoxalement sur des accidents de moteur et de parcours. Le premier dérapage dramatique correspond au quiproquo initial : un bateau en très mauvais état est assimilé par un secrétaire naïf à un transport viable appartenant à une compagnie d’acheminement maritime officielle. Le vieil alcoolique sans le sou est pris pour un employé et la machine des puissants se trouve alors grippée de l’intérieur par le désordre et le chaos. Les nombreuses scènes d’accrochage de la coque avec les environs expriment à merveille le comique du film qui repose avant tout sur les retards prévisibles de la bête mourante mettant à mal la patience de ceux qui voulaient que tout fonctionne à merveille. Tantôt le bateau tente de naviguer sur une eau trop peu profonde, tantôt il rentre en gros plan en collision avec un pont, tantôt la chaudière s’encrasse : l’itinéraire qui devait être direct se trouve alors profondément perturbé par ces chocs.
Ceux qui font les frais de la farce et de ses retournements carnavalesques sont alors les traditionnels dominants. L’intellectuel s’enroule dans le fil du téléphone et se retrouve en prison pour braconnage. Le chef d’entreprise voit ses ordres bafoués, et il doit lui-même rejoindre le bateau pour interrompre sa folle trajectoire. À de nombreuses reprises, sa voix est couverte par des bruits d’animaux environnants et lorsqu’il essaie d’éviter la collision fatale de la coque avec le pont, dans un effet de montage saisissant, la caméra préfère un gros plan sur un bovin. Mais, leur dégradation est aussi un dépaysement puisque la terre qu’ils sont forcés d’arpenter est profondément étrange. La comédie dans The Maggie naît aussi de ce contraste entre l’Angleterre et les États-Unis d’une part et l’Écosse de l’autre, représentée comme un pays sauvage dans lequel la nature est toujours source d’égarement. L’Américain conserve toujours une carte à la main, carte qui semble tenir du hiéroglyphe tant les noms évoqués par l’équipage revêtent des sonorités mystérieuses et tant il semble impossible de prévoir sa véritable destination sans avoir recours à l’aide de locaux. Cette étrangeté est rappelée par l’inadéquation des accessoires des figures d’autorité, parures qui servent presque de marqueurs ethniques. L’anglicité du secrétaire est parfaitement illustrée par son chapeau melon et sa canne qu’il n’abandonne jamais. L’Américain (Paul Douglas) arbore quant à lui un feutre mou de film noir tandis que tous les personnages écossais (y compris le natif Alex Mackenzie qui incarne MacTaggart) portent une casquette de marin bien érodée par le temps.
Enfreindre la loi
Le secrétaire affirme initialement qu’il ne trouve aucun plaisir à enfreindre la loi. En effet, il est le direct représentant de M. Marshall, un homme qui tient à faire respecter son autorité, qui ne supporte pas le comportement de MacTaggart parce que celui-ci lui désobéit, et qui tente même d’amadouer la presse quand celle-ci se réjouit de ses mésaventures. Les manières de filmer ce personnages sont assez révélatrices de sa stature imposante. Dans cet entretien avec un journaliste, on ne voit que le visage de M. Marshall et le contre-champ est comme interdit. Ailleurs, il est souvent aperçu en contre-plongée ou encastré dans des cadres de fenêtre ou des hublots qui révèlent sa rigidité. Pourtant, cet homme pressé qui passe la moitié de ses apparitions à l’écran au téléphone, est soumis au gré des pérégrinations de la Maggie à une véritable crise d’identité. C’est ici que repose la richesse du voyage car, en confrontant des entités qu’on pourrait considérer comme archétypales, le film procède avec nuance et finesse.
Le patron n’est jamais complètement cruel et le réalisateur réussit à créer une véritable empathie avec le flux sensible de sa conscience. Lorsqu’on lui demande après un énième retard s’il est bien M. Marshall, il répond : « Je n’en suis plus si sûr. » Cet ébranlement se manifeste lorsqu’il commence à admirer certaines qualités de l’arnaqueur MacTaggart comme sa sensibilité aux éléments et son écoute du bateau, devenu une véritable entité anthropomorphique. On dit de lui qu’il n’est pas un homme en paix, et la narration fait sourdre en creux une histoire de mariage malheureux par des coups de fil répétés à une femme dont on n’entend jamais la voix. Lors d’un bal écossais, une jeune fille lui explique aussi qu’elle préfère épouser un vieux pêcheur sans ambition qu’un boutiquier car le premier aura plus beaucoup de temps à lui consacrer. Le temps qu’on doit aimer est donc la grande question sous-jacente dans ce qui se présente aussi une élégie maritime : il faut apprendre à le prendre mais aussi apprendre à respecter ce qu’il a produit, ces villages de pierre en ruines et ces chalutiers meurtris.
Tout en méditant sur le désert de ce qui restera, le film n’oublie pas son programme comique et léger. L’œuvre entière développe un éloge de l’autodérision. On peut, en effet, déceler un portrait indirectement autobiographique dans cette équipée maladroite au centre de l’intrigue. Le vieux MacTaggart est souvent tourné en dérision par les buveurs du bar, il clame qu’il est libre face à une assemblée hilare qui ne le prend jamais au sérieux. Plus directement, l’homme d’affaires considère lui-même que toute la supercherie n’est qu’une « blague ». Mackendrick lui-même a dû faire face au scepticisme des producteurs hollywoodiens et il confesse qu’il a toujours eu du mal à adopter le sérieux requis dans certaines transactions : « J’ai découvert à Hollywood que, pour faire des films, il faut être un excellent négociateur […] chose pour laquelle je n’ai aucun talent. » Cette capacité à se remettre en question, à accepter que le moi ne puisse être qu’une vaste plaisanterie, c’est le plus précieux enseignement que le film délivre à M. Marshall. Si initialement, il trouve particulièrement insupportable l’idée que l’on puisse se rire de lui, au terme de son parcours, il parvient même à faire une blague à un centenaire (« Les cent premières années sont les plus dures »). La scène finale à Kiltarra s’achève donc sur un rire retrouvé. Mackendrick montre bien qu’une fois passées la frayeur du ridicule et les barrières de la susceptibilité, il n’y a vraiment rien de mal à être un filou.