Ayant renoncé à la lourde machinerie du 7e art depuis les années 1980, Alain Cavalier serait devenu ce modeste artisan du cinéma bricoleur de « petits » films ; une idée reçue évidemment fausse pour des œuvres aussi amples que Le Filmeur (2005) ou Irène (2009), pour les plus récentes. Et désormais Pater.
Même si les deux films n’avaient pas été présentés le même jour à Cannes – on appréciera, ou pas, le clin de d’œil de la programmation –, il aurait fallu tout de même commencer par noter combien Pater se situe aux antipodes de La Conquête ; l’un et l’autre s’aventurant à leur manière sur le terrain de la représentation du politique. Véritable pantin désarticulé, le film de Xavier Durringer se fait rouler dessus par un réel qu’Alain Cavalier travaille, malaxe, avec lequel il joue tout en s’en jouant, et fait de même avec la matière et les moyens du 7e art. Quand La Conquête dégage une pathétique impression de contretemps, Pater joue avec un temps d’avance et rend possible une rencontre avec la réalité actuelle – notamment de fameuses affaires de mœurs qui ont envahi l’espace public depuis l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn. Et d’arrêter à ces prémices la comparaison, cruelle pour La Conquête, injuste et inutile pour appréhender la portée de Pater.
Énoncer la trame narrative de Pater revient à l’appauvrir. Le prendre par un bout, c’est laisser l’autre s’échapper. Mais, puisqu’il le faut bien, tentons donc quelques jalons. C’est l’histoire d’un film sur un film en train de se faire, tout autant que l’alchimie d’un désir de film entre un cinéaste et un acteur, « se demander quel film on peut faire ensemble ». Signalons que, certes d’une façon bien peu classique, le cinéaste renoue ici avec un acteur professionnel, ce qui n’avait plus été le cas depuis Libera Me (1993), ou, de façon plus « traditionnelle », Thérèse (1986). « On » décide que l’un sera président (Alain Cavalier), l’autre son Premier ministre (Vincent Lindon). Discussions, réunions, déjeuners et dîners (bien arrosés), négociations, ambitions (et donc trahisons) rythment l’ensemble. Le jeu se trouve au cœur du métrage : faire semblant, mais pour de vrai. Quelque chose d’enfantin plane dans la mesure où lors du jeune âge, le jeu est ce qu’il y a de plus fondamentalement sérieux.
Objet filmique d’une absolue singularité, Pater rejoint, à certains égards, le cinéma d’un autre créateur solitaire, Claudio Pazienza. Comme chez le Belge, le film tisse un espace où l’on tente de rendre possible l’expérimentation des choses : la bière, l’argent ou le deuil chez Pazienza, d’être des hommes du pouvoir chez Cavalier, et, au-delà, de faire l’expérience d’un film pénétré par la vie, que l’on éprouve. Pater ne s’en tient pas à une navigation entre ses différents ingrédients, mais organise leur perpétuelle rencontre, ce qui le rend véritablement abyssal. L’idée d’une perpétuelle oscillation entre fiction et documentaire s’avère assez erronée puisque Cavalier occupe un interstice qui n’est ni le réel ni la fiction, mais la permanente contamination de la vie par le spectacle. Dans le cas de Pater, le spectateur est toujours placé dans l’incertitude de savoir à quel régime appartient tel ou tel segment. On tient à cet égard l’un des éléments – pas seulement politiquement – subversifs, émergeant de la façon la plus simple et subtile : la vie, politique ou non, réside nécessairement à être en représentation, y compris pour soi-même. Cavalier se fait presque renoirien. Dans sa morale, si tout est imaginaire, alors tout est un peu vrai, la vérité peut se loger dans l’artifice. Aussi, le corps du film renvoie à celui de Danglard dans French Cancan (1954), qui circule entre les différents espaces : les coulisses, la salle, la scène – sur laquelle il ne se rend jamais mais qu’il dirige du regard et où il place (on pourrait dire met « sur » et « en » scène) ses découvertes.
Dans le cadre de ce film hautement réflexif, Alain Cavalier procède à une mise à nue du 7e art. Par exemple lorsqu’il indique les prix des costumes, « payés par la production ». Lorsqu’on voit les caméras se balader dans le cadre, on perçoit la fabrication du champ-contrechamp final, puis son résultat. Pourtant, Pater inverse d’une autre façon la proposition d’une réflexivité classique, du fait notamment que c’est une œuvre où n’intervient pas le moindre « clap ! » ou « coupez ! » permettant de distinguer les registres de l’avant ou de l’après d’une « représentation », ainsi vécue dans la continuité. Pater avance selon les préceptes de la distanciation brechtienne – rompre l’illusion de la représentation – tout en en étant parfois l’antithèse – absence de rupture. Scène étonnante lorsque Vincent Lindon/le chef de gouvernement arrive chez Alain Cavalier/le président dans une « colère noire », celle du citoyen Lindon (une prise de bec avec le propriétaire de l’immeuble où il habite) se dilue peu à peu dans une indécision, celle de l’être, de l’acteur et du chef de gouvernement. « Je me mets à réfléchir aux problèmes de la France » confesse-t-il un peu plus tard, l’être-acteur se laisse contaminer par son rôle. Tout comme Alain Cavalier est débordé par la teneur d’un film qui porte aussi sur la question du conflit avec l’autorité paternelle.
Le président Cavalier choisit son Premier ministre Lindon afin qu’il mettre en œuvre une stricte régulation des salaires, passant par une loi-cadre sur un écart maximum – avec un désaccord quant au rapport entre le président et son second : de 1 à 15 pour le chef de l’État, de 1 à 10 pour le chef de gouvernement. De cette proposition énoncée avec une évidence naïve – et dans sa naïveté réside l’évidence de son bien fondé –, Pater dévie vers un film formant un espace politique vécu. Depuis qu’il a fait vœu de pauvreté (de moyens cinématographiques), le cinéma d’Alain Cavalier est parcouru par la question de l’utopie : jusqu’où peut-on faire cinéma avec si peu ? Utopie dans l’ambition également : faire entrer la souffrance et le bonheur d’être en vie (Le Filmeur), redonner vie à une morte aimée (Irène). Ici, le geste cinématographique fait davantage sens politiquement. Le film se discute, la caméra – que Vincent Lindon a parfois en charge – est mutualisée, les huiles parlent d’égal à égal avec les fidèles seconds, par exemple un chauffeur noir. Et lorsqu’un contrechamp est rendu, il s’agit peut-être de réciprocité, mais avant tout d’égalité et de fraternité, sans parler de la liberté qui émane de cette façon de faire du cinéma. Sous les airs policés, drôles et aimables d’Alain Cavalier et de son film, il s’agit bien de faire politiquement du cinéma politique, avec une acuité et un mordant complètement inédits.