On se souvient de la sortie difficile du Premier venu. Dans un entretien réalisé par Marion Pasquier en 2008, Jacques Doillon, écœuré de voir son film sortir dans seulement cinq salles, après une production difficile à achever, craignait que Le Premier venu ne soit son dernier film. Deux ans après, on se réjouit donc de la sortie du Le Mariage à trois, nouvelle variation sur le motif du triangle amoureux, vaudeville érotique aux accents tchekhoviens dans lequel Jacques Doillon poursuit, avec bonheur, son travail sur le langage, à l’épreuve des jeux de l’amour et du hasard.
Première séquence du Mariage à trois : comme souvent, Doillon entre dans le vif du sujet, dans le vif des corps, dans le vif des mots. Sur un lit, Auguste (Pascal Greggory) et Harriet (Julie Depardieu) se cherchent, s’enlacent et se repoussent. Dans l’espace confiné d’une chambre, qui s’étendra ensuite à la maison d’Auguste, Doillon pose les bases d’une histoire qui reprend et décline admirablement toutes les thématiques qui agitent son cinéma depuis plus de trente ans : la possibilité d’un commencement ou d’un recommencement, la fragilité des êtres, la recherche d’une certaine pureté de l’expression par le biais de l’épuisement des corps et du langage.
Un célèbre dramaturge et une actrice s’aiment, ou se sont aimés. Divorcés après un mariage tumultueux, ils continuent de se chercher, de se heurter. Harriet n’hésite pas à amener son amant chez Auguste. Ce dernier vient, quant à lui, d’embaucher une jeune étudiante, Fanny, pour l’assister dans ses travaux. Le temps d’une journée, tout ce petit monde se retrouve réuni dans la maison d’Auguste, sous l’œil circonspect de Stéphane, producteur et ami de tous. Revisitant le schéma du triangle amoureux, largement exploré dans sa filmographie (dans La Femme qui pleure, La Fille de quinze ans, Le Petit Criminel, ou encore tout récemment Premier venu…), le cinéaste prend ici le pari d’une nouvelle variation singulière sur l’un des thèmes les plus rebattus de la littérature et du cinéma. Pari réussi : Le Mariage à trois confirme encore, – si besoin était – que le cinéma de Doillon ne ressemble à aucun autre, ni à celui de Rohmer auquel on l’a volontiers comparé et dont il se démarque par une certaine rudesse plastique et dramaturgique, ni à celui d’aucun de ses contemporains.
Coutumier des changements de décors, de milieux, de tons, Doillon déroule le récit du Mariage à trois dans le milieu du théâtre, déjà approché avec La Puritaine. On ne pourra donc pas s’étonner de ce que, plus que jamais, le réalisateur place son cinéma sous le signe d’un verbe résolument théâtral, à l’opposé d’une certaine tendance mutique du cinéma. « Le cinéma, ça se tait tellement ! » s’exclame l’un des personnages au début du film. Dès lors, le ton est donné : durant Le Mariage à trois, comme souvent chez Doillon, on va parler à l’envi, et jusqu’à l’épuisement. Captant avec grâce une valse-hésitation de corps et de mots, Doillon fait de son geste cinématographique un éternel recommencement : recommencement du langage, qui garde à chaque nouvelle phrase la fraîcheur d’une expérimentation toujours renouvelée ; recommencement du sentiment qui, le long d’un récit didactique, avance vers son expression la plus pure ; renouvellement d’une forme qui jaillit du dialogue, par le jeu d’une improvisation remarquablement maîtrisée qui fait des acteurs le cœur vital de la mise en scène.
Propice à l’expression de toutes les passions, le huis clos que constitue ici la maison d’Auguste contribue à mettre en place une dramaturgie de la surenchère, une confusion de situations enchevêtrées. Unité de temps, unité d’action… si Le Premier venu prenait le parti du marivaudage, Le Mariage à trois s’engage résolument dans le vaudeville. Comme chez Feydeau, les portes claquent. Avec quelques distinctions toutefois : le mari n’est plus tellement le mari, de sorte que l’amant prendrait parfois des allures de cocu magnifique. Un rien pervers, le film développe un érotisme singulier, tout en fièvre, dans des mouvements d’attraction-répulsion qui trouvent leur conclusion avec l’apparition d’une Agathe Bonitzer nue et diaphane, dont les mots semblent alors mener Doillon au terme de son projet de cinéaste : la sincérité fugace d’affects protéiformes et contradictoires qui trouvent enfin leur expression juste.
Le Mariage à trois ne va pas sans rappeler, par instants, le théâtre de Tchekhov. Dans une maison en pleine campagne, une poignée de personnages s’aiment et se heurtent, le temps s’étire dans l’intermède impromptu et fulgurant que durera l’action. Au bout du récit, chacun aura mis à l’épreuve sa fragilité, ses vulnérabilités, qu’un ballet de corps et de mots aura permis de mettre à jour. Situant son histoire au point de jonction d’un amour finissant et des frémissements d’un sentiment qui commence, Doillon dessine des personnages sur la brèche, toujours au bord d’on ne sait trop quelle folie douce. Presque violent à ses abords, le film oppose à la gouaille érotique de Julie Depardieu la fausse innocence d’Agathe Bonitzer… le long d’un axe entre ces deux personnages, le cinéaste déplace malicieusement le triangle amoureux, instaurant un suspense inédit, qui dévoile ses enjeux au cours du récit : de quel(s) couple(s) parle-t-on ? Et qui sont les protagonistes de ce mariage à trois qui nous attire, de la plus simple des façons, aux recoins avoués ou inavouables du sentiment amoureux ?