Le prolifique Jacques Doillon (une trentaine de films en trente ans) n’avait pas tourné depuis 2003 (Raja), faute de trouver des financements. Non que son cinéma ait changé mais aujourd’hui, chaînes et producteurs sont trop frileux pour faire confiance en ce qui n’est pas comédie divertissante avec acteurs connus. Pour être exigeant, Le Premier venu est une œuvre lumineuse, qui ôte au spectateur un trop grand confort de lecture pour l’impliquer davantage dans l’expérience humaine qu’il propose, riche et tout autant jouissive. De La Femme qui pleure à Carrément à l’ouest en passant par La Fille de quinze ans, Doillon a souvent mis en scène des trios. Figure qui s’éloigne chez lui de la traditionnelle rivalité amoureuse pour se charger d’enjeux plus subtils et complexes. Dans Le Premier venu, une jeune femme, Camille, pose dès le début un objectif fort, auquel elle ne dérogera pas : elle veut aimer Costa, qu’elle vient de rencontrer et qui, mauvais père, fils et mari, n’a pourtant rien d’aimable. Camille croise le chemin de Cyril, policier et ami de Costa, qui très vite s’attache à elle. Dénué d’intrigue et concentré sur le rythme des personnages-acteurs, les mouvements de leurs corps, regards, paroles, le film suit les variations relationnelles ambiguës de ce trio, capte les émotions contradictoires que chacun traverse. L’histoire de ces personnages, interprétés par des acteurs extrêmement justes (Clémentine Beaugrand dont c’est le premier rôle, Gérald Thomassin, que Doillon avait découvert dans Le Petit Criminel et Guillaume Saurrel, vu dans Carrément à l’ouest) et regardés avec tout autant de justesse par Doillon, est un véritable spectacle émotionnel.
Habiter le présent
Première scène : dans un village de la Somme, Camille et Costa viennent de descendre d’un train provenant de Paris. Devant la gare, leurs corps se heurtent, leurs paroles sont violentes, pleines de reproches. L’intensité de la scène donne l’impression que les personnages se connaissent : on ne peut pas avoir avec le premier venu un rapport aussi fort. Pourtant, Camille et Costa viennent de se rencontrer. Nous ne savons pas précisément dans quelle circonstance, ce qui s’est alors passé, ce que Costa faisait à Paris, pourquoi Camille se rend dans la Somme. Nous pensons que ce passé, éclairant les motivations présentes des personnages, nous sera révélé progressivement. Il n’en sera rien. De la protagoniste Camille, nous n’apprendrons rien de plus que ce qu’elle nous donnera à voir dans l’instant : pas d’informations sur sa famille, profession ou études, sur le but exact de son voyage. À propos de ce dernier, elle dira simplement qu’elle a « quelque chose à régler », pas davantage.
La déconnection de ce personnage rend son idée fixe extrêmement forte, elle semble n’exister qu’à travers elle : aimer le premier venu. Nous ne saurons rien non plus de Cyril, et si Costa est davantage ancré dans une histoire (ancien alcoolique, il a été marié à Gwen avec qui il a eu une petite fille qu’il n’a pas vu depuis trois ans), le passé comme l’avenir ne semblent intéresser pas plus le cinéaste que les personnages. Pour que le film fonctionne, il ne faut pas que ces derniers soient trop ancrés, dans une histoire, une famille, un rôle social… car cela détournerait de l’essentiel, l’instant présent dans lequel ils se donnent et dans lequel nous devons les appréhender. Vers la fin, Costa évoquera le projet de partir au Canada. Mais nous n’y croirons pas et n’aurons pas envie d’y croire, parce que le film nous aura appris qu’imaginer l’avant et l’après de l’histoire des personnages parasite l’intensité et la complexité de ce qu’ils donnent dans l’instant, qui seul mérite attention.
«… c’est forcément quelqu’un d’important si on décide de le regarder pour de vrai »
Costa au départ n’intéresse pas Camille pour ce qu’il est : ce qui fait pour elle sa valeur, c’est qu’il est le premier venu, et c’est en tant que tel qu’elle va essayer de l’aimer. Du premier venu, elle ne sait rien et n’attend rien, elle est donc apte à le regarder avec un regard vierge. Cyril met en garde Camille : Costa n’est ni aimable, ni capable d’aimer, il ne mérite donc pas qu’on s’y attache. Camille reste sourde à ce discours, parce qu’il définit Costa par ce qu’il a été (un alcoolique, un mari et père démissionnaire), non par ce qu’il lui donne à voir dans le moment présent. Si Camille est la seule à s’intéresser à Costa et à en percevoir la dignité, c’est qu’étrangère dans le petit village, elle est la seule à faire fi du passé de cet homme, et par là lui donne une nouvelle chance. « Le premier venu, c’est forcément quelqu’un d’important si on décide de le regarder pour de vrai » dit-elle. Costa ne mérite pas qu’on s’y attache, peut-être, mais tel n’est pas l’enjeu. Camille ne demande aucune réciprocité, elle veut juste parvenir à voir qui est cet inconnu, à dégager de cette présence la richesse dont elle est porteuse. En cela elle est une nouvelle drôlesse qui, dans le film éponyme, était capable de regarder vraiment l’homme qui l’avait enlevée.
L’attitude de Camille envers Costa semble la même que celle de Doillon envers ses personnages, ici et dans ses films précédents. Passant sous silence leur passé et s’intéressant moins à ce qui leur arrive qu’à la façon dont ils le vivent, son énergie se concentre sur la présence des émotions, et en en captant l’intensité, restitue aux personnages-acteurs toute leur grandeur.
Autre conséquence de cette absence d’ancrage des personnages, la liberté absolue dont ils disposent. Privés d’intrigue à faire avancer, de devoirs familiaux, sociaux, professionnels, ils ont toute latitude pour se laisser traverser par des émotions contradictoires et réagir crûment et irrationnellement en accord avec elles. Si Costa retarde le moment de retrouver son rôle paternel, marital, professionnel, c’est peut-être moins par peur d’affronter l’autre ou ses responsabilités que par désir de conserver la liberté que lui offre son dénuement. À la fin du film il rendra l’argent volé, non par acquis de conscience mais parce que l’argent attache et emprisonne, freine la liberté à laquelle ils aspirent, toute effrayante soit-elle. Camille finira peut-être aussi pour la même raison par rendre Costa à son ex-femme.
« Ni avec toi ni sans toi », trouver la bonne distance
Déracinés, immotivés et inconséquents, les personnages donnent libre cours à la large gamme d’émotions contradictoires qu’ils traversent. Et le spectateur, privé de la grille d’interprétation des comportements qu’est le récit, se perd autant qu’eux dans le surgissement de sentiments d’autant plus opaques que les personnages, pourtant bavards, ne verbalisent jamais leur ressenti. Ils le traduisent, par des mouvements de corps et de regards incessants et ambigus, s’adonnent à un ballet que ne régit aucune logique.
Parce que l’objectif de Camille est fort, qu’elle sait ce qu’elle veut et n’en déroge pas, son comportement pourrait être limpide. Mais parce qu’elle met en jeu d’autres êtres, son idée fixe la confronte à de l’imprévu, des aléas émotionnels qu’il ne s’agit jamais de maîtriser mais qu’elle laisse au contraire surgir. D’où une opacité croissante de ce qui motive les réactions des personnages. Camille poursuit Costa symboliquement (c’est sa raison d’être là : elle veut l’aimer), visuellement (elle ne cesse de le regarder), physiquement (son corps cherche le sien). Mais elle s’en éloigne parfois, brutalement le temps d’un plan, ou lors d’une scène entière où elle va retrouver Cyril. Costa tantôt refuse l’amour que veut lui donner cette femme, la rejette avec violence, la laisse seule avec Cyril, tantôt fait preuve de jalousie possessive envers elle. Vers la fin, Costa et Cyril décident d’aller ensemble voir Camille. Arrivés dans la chambre qu’elle loue, Costa décide de laisser les deux autres seuls. Il revient rapidement, et devinant un rapprochement entre Camille et Cyril, assomme ce dernier et part avec Camille. Après une halte, ils reviennent chercher le blessé, le conduisent chez le père de Costa pour le soigner, puis dans le refuge de Costa. Qui lui reproche de s’être rapproché de Camille. Avant de lui proposer, la seconde d’après, de partir avec eux au Canada.
Pars, reste, reviens, laisse moi en paix…, ces pulsions contraires, exprimées également par les regards qui se fixent, se croisent, se cherchent et se détournent, s’enchaînent sans aucune transition. Les coupes sont sèches, épousant ces mouvements émotionnels hachés. Ni les personnages, ni le spectateur, ni peut-être le cinéaste, ne sont en mesure d’en cerner le sens.
Du récit à la contemplation des rythmes émotionnels : une pédagogie du regard
Au début du film, nous cherchons à comprendre ces comportements dont l’ambiguïté, toute humaine, demeure assez familière. Mais au fur et à mesure, leur irrationalité devient telle que nous abandonnons tout effort d’interprétation. Non que nous nous résignions à son échec, nous comprenons plutôt que chercher à donner un sens aux comportements risque de nous faire rater le film. Ce passage à un autre ordre de lecture intervient radicalement lors d’une scène dont Doillon traite l’irrationnel avec humour. Camille et Costa prennent en otage un agent immobilier, une brute à qui ils volent l’argent et chez qui ils se font conduire pour prendre ce qu’il y aura à prendre. Menacé par leur misérable couteau, le colosse se laisse faire, de façon tout à fait illogique. Camille et Costa n’ont aucun plan, agissent à l’aveugle, se contredisent à chaque instant et multiplient les incohérences. La scène est longue, et franchement drôle. Plus encore qu’auparavant, les personnages semblent passifs, leurs actes sont régis par un ressenti qui change à chaque seconde, qu’aucune réflexion ne vient canaliser.
À mesure que se prolongent l’absurde et le comique des situations, nous passons à un autre régime de lecture. Si l’agent immobilier se laisse impressionner par Costa et Camille pourtant si peu sûrs d’eux, si plus tard Cyril accepte sans broncher de se faire frapper à coup de matraque par Costa, c’est que de telles situations ne méritent réaction que si l’on se conforme aux lois morales de la Cité. Or, de cette loi, les personnages n’ont que faire (Cyril s’en fait le porte-parole au début, mais finit par adopter le comportement des deux autres). Jamais ils n’envisagent les causes et les conséquences de ce qui se passe, les enjeux de leurs actes. Ils sont dans un autre ordre de valeur, émotionnel et non logique, une pure habitation du présent.
En poussant à bout l’opacité des situations et des réactions, Doillon nous invite à avoir envers son film une attitude semblable à celle qu’ont les personnages depuis le début : ne pas rationaliser ni plaquer sur l’autre sa propre interprétation, faire fi des repères que nous étions tentés de chercher, pour rendre maximale notre disponibilité à ce qui surgit. Le ressentir, en prendre acte, pas davantage. On sort alors du récit, on ne se demande plus pourquoi cela se passe ainsi et ce qui va s’ensuivre, on se laisse porter par la rythmique des êtres complètement fascinante. L’opacité des personnages rend malaisée notre identification à eux (il est plus difficile de se projeter dans quelqu’un qu’on ne comprend pas). Nous ne vivons alors pas par procuration et notre regard est privé de tout narcissisme. Il se pose au contraire sur des altérités et se charge de respect envers elles, à l’instar de celui avec lequel Doillon, depuis le début aussi, les regardait. C’est bien une éthique du regard que personnages et cinéaste nous proposent.
« Penser autrui en terme de lumière »
Les personnages ici parlent souvent de sexe, mais cette dimension-là est secondaire. Le trio est moins constitué d’une femme et de deux hommes que de trois êtres humains (Doillon voulait pour cette raison que Camille, toujours recouverte de vêtements qui cachent sa féminité, soit androgyne). Camille aime Costa en tant qu’Homme, c’est donc du rapport à autrui dont il s’agit.
Leurs mouvements non synchrones d’approche-recul sont parfois signes d’un échec, de l’impossibilité à avoir accès à l’autre. Ainsi, dans une scène magnifique entre Costa et son père, les regards qui se ratent, les tentatives de dialogues qui tournent court, rendent patente et tragique la disharmonie entre les personnages. L’unique scène où Costa retrouve sa fille et tente d’établir un lien avec elle s’achève sur une discordance des regards, celui de Costa, vectorisé vers la petite, se heurtant à des yeux obstinément tournés vers le sol.
Mais parfois aussi, les regards qui s’écartent et les corps qui s’éloignent manifestent une absence de vampirisme qui serait une preuve d’amour sublime. Lorsque les personnages baissent les yeux ou s’écartent d’un corps, ça n’est pas toujours par peur des responsabilités ou de la prise de risque. Ces gestes sont aussi un acte d’amour envers l’autre, qu’ils soustraient à leur inquisition et auquel ils rendent la liberté d’évoluer sans eux. Ils se fixent souvent, pour mettre en lumière la valeur de celui qui leur fait face. Mais lorsqu’aussi souvent ils détournent leurs yeux, ils ne manifestent aucun désintérêt pour celui dont ils s’éloignent, ils lui témoignent un extrême respect et d’une grande confiance.
Camille et Costa se séparent pendant des scènes entières. Ils savent alors toujours que l’autre reviendra, parce que le pacte de leur relation ne repose pas sur la possession. Celui de Camille du moins. Les deux hommes ramènent la problématique du trio vers les enjeux plus classiques et humains de la jalousie, du désir d’exclusivité. Camille au contraire ne veut pas être aimée (c’est-à-dire prendre), elle veut aimer (donner). Elle note que dans le Bescherelle, « aimer » vient après « être aimé » et « se méfier ». Être aimée c’est facile dit-elle, comme en témoigne l’attachement immédiat des deux hommes envers elle. Camille veut passer à l’étape suivante, plus ambitieuse et moins humaine, celle de la générosité pure.
Lévinas pose que la suprême preuve d’amour est de penser autrui en terme de lumière, d’accepter qu’une part de lui nous échappe et d’accueillir sa liberté. La véritable union n’est pas un ensemble de synthèse mais un ensemble de face-à-face. C’est bien ce que nous apprend Camille. Si elle s’intéresse au premier venu, c’est qu’il est celui sur qui elle ne projette rien, auquel elle ne donne pas le lourd devoir d’être à la hauteur d’un idéal qu’elle se serait forgé à l’avance. Si elle parvient à aimer vraiment Costa, c’est qu’elle le débarrasse de ce qui n’émanerait pas de lui. Quand Cyril lui dit d’arrêter d’idéaliser Costa, il se trompe, la démarche de Camille étant toute contraire.
Le personnage de Camille relève en cela du sublime. Parce qu’elle poursuit une idée fixe contraire à la raison, sœur en cela de la petite Ponette, parce que son projet est peut-être trop ambitieux pour un être humain, en tant qu’il est un acte d’amour pur et désintéressé. À la fin du film, Camille va chercher Gwen pour qu’elle retourne avec Costa. Dans une histoire classique de trio, la femme rendant à l’homme son ex femme aurait perdu la bataille. Mais puisqu’ici le but n’était pas d’être aimée mais d’aimer, qu’elle sait que pour le bonheur de Costa il faut qu’il retrouve sa femme et que c’est elle qui la lui ramène, son acte de renoncement prouve qu’elle a atteint son objectif.
En cela encore, la démarche de Camille ressemble à celle de Doillon. Le cinéaste souhaite que demeure une part d’ombre dans ses personnages, de même ces derniers ne tentent pas de comprendre l’autre. Doillon part d’une idée forte puis adapte son film à ce qui survient pendant le tournage (il tourne chronologiquement), comme Camille, tout en poursuivant son idée fixe, se laisse guider par l’imprévu. Il ne demande pas aux acteurs d’interpréter strictement des personnages nés de son imagination mais se nourrit de leur personnalité, comme Camille ne demande pas à Costa de se conformer à ce qu’elle attend de lui. Doillon les regarde dans le pur présent et donne de l’épaisseur à leur existence, ainsi Camille regarde t‑elle les deux hommes. De part et d’autre, une affaire de générosité.