À l’heure du rendez-vous, Jacques Doillon appelle son attachée de presse : il vient d’apprendre que Le Premier venu ne sortira que dans quatre salles (et pas les plus stratégiques), il est en colère, négocie avec le distributeur, et annule le rendez-vous. En repartant, des affiches de Disco (qui sort le même jour que Le Premier venu) placardées partout dans le métro, et le souvenir des paroles de Doillon pensant que Le Premier venu sera peut-être son dernier film parce qu’il ne trouve plus de financements : c’est triste et affligeant. Doillon rappelle, il a décidé de « ne pas sortir par la fenêtre mais par la porte », c’est donc d’accord quand même pour l’interview. Le cinéaste n’aime pas beaucoup faire la promotion de ses films, mais il est extrêmement présent, disponible et généreux (lorsqu’on vient lui dire que son déjeuner est servi, il répond qu’il préfère manger froid et continuer à parler, ce après plus d’une heure d’entretien ‑d’autres en auraient profité pour s’éclipser). Rencontre donc avec un cinéaste dont le dernier film, pour être fort, singulier et exigeant, est bien loin d’être obscur, « difficile » comme le prétendent chaînes, distributeurs et exploitants. Film qu’il faut donc se hâter d’aller voir, menacé qu’il est de disparaître des écrans dès la deuxième semaine, faute de rentabilité suffisante.
La production française, constat alarmant
Pouvez-vous revenir sur les cinq ans pendant lesquels vous n’avez pas tourné : est-ce que Le Premier venu est un projet que vous portez depuis cinq ans ou est-ce que c’est le seul pour lequel vous avez trouvé des financements ?
Non, c’est le seul qui a fini par aboutir et devenir un film. Il y en a eu un autre qui a mis deux ans à ne pas aboutir, avec trois producteurs différents, et puis il y a eu d’autres projets dont l’un est terminé mais que je n’ai pas eu le temps de présenter, et puis un autre encore. Mais ça devient de plus en plus difficile de faire des films qui ne soient pas du divertissement, que la télévision souhaite à 21 heures. La raison, simple, étant que ce sont les chaînes de télévision qui ont racheté le cinéma, les producteurs sont à la solde des télévisions. Ils font ce qu’ils peuvent certainement, c’est à dire peu, étant donné qu’ils n’ont absolument plus de pouvoir. Ils vont avec des scénarios faire le tour des télévisions, si on leur dit oui ça fait un film, si on leur dit non ça n’en fait pas, voilà. Le cinéma que j’ai connu quand j’ai commencé, à savoir les producteurs propriétaires de leurs films, ça n’existe plus. Donc c’est devenu plus compliqué à cause de toutes ces chaînes commerciales et du service public qui souvent les copie. On arrive à avoir d’une chaîne publique un peu d’argent tous les cinq ans, et heureusement, pour pouvoir faire un film, mais ça n’est pas le rythme que je connaissais. Moi je faisais un film tous les ans, certaines années j’en ai fait deux, alors il y a peut-être de l’abus, je ne sais pas, mais en tout les cas, quand je fais la même année, La Femme qui pleure et La Drôlesse, pour moi c’est une année heureuse, quand je fais La Pirate et La Vie de famille c’est une année heureuse. Il y a eu une autre année pendant laquelle j’ai fait La Puritaine l’hiver, et un autre film qui doit être, je crois, Comédie !, l’été. J’ai plutôt été habitué si ce n’est à deux films dans l’année, à en faire au moins un, c’était mon rythme, qui était peut-être un peu soutenu, un petit peu violent, mais c’est un rythme que j’aimais beaucoup. J’ai toujours aimé travailler à faire des films : pas faire des films pour faire des films, mais travailler avec des acteurs pour que les films deviennent plus intéressants que les scénarios. Donc tout à coup, à la fin des années 1990, on a bien senti que le changement de direction à Canal + allait nous être extrêmement défavorable, le fait que Rousselet puis Lescure aient été poussés sur la touche ne nous a pas aidés. L’arrivée de l’horrible Messier a commencé à sonner un coup de glas pour nous, enfin pour mes films, et mes films ça ne concerne pas que moi, ça concerne aussi d’autres cinéastes. Alors d’autres s’en sont sortis, à la fois en se montrant beaucoup, en étant habiles, en ayant de la chance… On peut toujours s’en sortir un peu mieux que moi, moi j’ai toujours été très en retrait, pas du cinéma officiel mais du milieu du cinéma. D’une certaine manière, j’ai toujours été assez maladroit avec tout ça et ça n’est pas maintenant que je vais me refaire, que je vais tout à coup tenter d’avoir des connexions avec plus de critiques, plus de responsables de chaînes…, ça ne me correspond pas, ça ne me va pas. Je connais et j’estime deux trois journalistes mais les autres je ne les connais pas, donc je ne vais pas les appeler sur leur portable pour essayer de créer mon petit réseau, ça n’a pas de sens.
Ça n’était pas non plus autant nécessaire avant…
Ça n’était pas nécessaire avant effectivement, enfin ça aidait, mais moi ça ne m’a pas empêché de tourner, et puis ça n’est pas mon truc. Je ne montre pas du doigt un certain nombre de cinéastes en disant « regardez ces salopards comment ils se conduisent », c’est juste que ma timidité naturelle et mon désir d’être plutôt en retrait ont fait qu’il était plus facile, dans une commission, de me tirer dans le dos. Même pas dans le dos, de me tirer en pleine poire, parce qu’en fait, si vous faites partie d’une commission, à l’évidence si le mec en face qui en fait partie vous tire dessus, il sait très bien que quand il présentera son projet vous allez le flinguer. Il y a comme ça des cinéastes qui font partie de commissions depuis vingt ans, et ils sont « non flinguables » parce qu’ils sont et là et ailleurs, et puis on les retrouve l’année suivante… Donc il y a des gens, sinon de réseaux, du moins, de pouvoir, qui font que c’est difficile de tirer à vue sur eux parce que vous pouvez avoir un retour le long de la mine qui peut être meurtrier. Moi, on peut me tirer dessus tout le temps, je n’ai aucun pouvoir de nuisance sur personne, donc c’est un peu plus fastoche.
Qu’est-ce que les chaînes vous ont donné comme raisons pour ne pas produire le film ?
Ça n’est pas un non tout court parce que ça met du temps, on vous répond sur certaines chaînes qu’il n’en est pas question, et puis sur une autre que non ça n’intéresse pas, ce sont des réponses qui arrivent très lentement. À une télévision, il a fallu cinq ou six mois avant que j’obtienne un rendez-vous, et puis quand vous obtenez un rendez vous on vous dit qu’il y a une mauvaise fiche de lecture concernant votre projet. Et puis la fille qui a fait votre fiche de lecture, elle vous dit que finalement c’est quasi illisible, votre scénario. Si on arrive à les faire entrer un tout petit peu dans le film, on sait très bien que ça ne va pas être pour bien lourd en quantité d’argent. Quand on voit le générique du Premier venu, on a l’impression qu’il y a beaucoup d’argent parce qu’il y a un peu d’une télévision, un peu d’une autre, un peu d’une région [la Picardie, ndlr], il y a l’avance sur recettes, une autre commission en Belgique… On a le sentiment qu’on était immensément riches. En fait on n’était pas immensément pauvres, mais ça n’était pas d’un grand confort quand même, le tournage [le budget total était d’environ un million d’euros, ndlr]. Mais ça n’est pas très important dans la mesure où vous avez les acteurs qui conviennent au film. C’est pas si important que ça, la quantité d’argent, il faut qu’il y en ait suffisamment, mais suffisamment, c’est pas forcément beaucoup d’argent. Si vous ne vous êtes pas gourés dans le choix des acteurs qui pouvaient incarner vraiment les personnages de votre film, tout va bien. Le plus grand bonheur du film, c’était de se dire que et le choix de Gérald, et le choix bien sûr de Clémentine et le choix de Guillaume, et le choix aussi des quelques autres qui passent, qui ne sont pas des comédiens professionnels, que tous ces choix-là étaient des bons choix, c’est ça qui compte. Mais c’est devenu plus difficile parce qu’il y a dix ans, j’avais une sorte de notoriété qui faisait que quand je rencontrais quelqu’un d’une chaîne, il y avait beaucoup de respect (pour employer un mot à la mode), on me disait « vous nous avez fait de bien beaux films ». Aujourd’hui ça je ne le retrouve plus du tout, c’est comme si je n’avais jamais fait un film, ou comme si je n’avais jamais réussi un seul film de ma vie, ça ne compte pas. Ça ne compte pas parce que ça n’est pas un type de films qu’ils recherchent, alors de là à dire que c’est illisible, pourquoi pas si ça leur chante, mais savent-ils vraiment lire un scénario ? Je n’en suis pas certain, en tout cas la fille que j’ai rencontrée, là, je ne pense pas qu’elle ait lu le scénario très longtemps, et elle va peut-être devenir responsable de la chaîne d’ici très peu de temps, je n’en sais rien. Donc ça n’est pas qu’on a affaire à des jean-foutre ou à des gens si peu cultivés que ça. Je ne suis pas sûr que leur culture soit très grande, mais surtout, ils sont dans une fonction où on leur a dit : voilà, ce qu’on veut, c’est batailler pour avoir l’audience la plus grande. A priori n’importe quelle comédie, pourvu que ça s’appelle comédie, est bienvenue. Je ne veux pas dire que toutes les comédies se font, mais à partir du moment où elles sont bien écrites… Enfin non, je retire ce que je viens de dire parce qu’en fait, il y en a quand même qui sont sacrément mal foutues. Je n’ai rien contre le divertissement au sens de comédie, si ce n’est qu’on n’a pas l’ombre d’un Wilder, Cukor, Capra… On a des réalisateurs et des scénarios d’une assez grande nullité, avec des acteurs qui ne sont souvent pas bien meilleurs. On va finir par se dire que Gérard Oury c’était vraiment formidable, que Veber, en faisant La Chèvre, c’était d’une qualité quasi exceptionnelle, on va finir par se dire ça tellement ils sont mauvais. Moi je les vois avec un an de retard, sur Canal ou le service public, donc j’en vois des fragments, je ne les regarde pas en entier. Mais je veux savoir ce qui se passe quand on me demande si j’ai vu celui-ci ou celui-là. Alors la fille qui m’a dit que mon scénario est illisible, elle a dit OK à un certain nombre de films qui sont invisibles, que j’ai vus, je peux assurer qu’ils sont invisibles pour moi. Et moi, je n’ai pas réussi à avoir mon bac, je ne suis pas un intellectuel de haute volée, je ne cherche pas des choses très compliquées. Mon cinéma est assez simple, il ne joue que très peu avec les idées, il me semble que beaucoup de gens peuvent voir mes films. Je ne dis pas que tous les gens vont apprécier mes films mais il me semble que beaucoup de gens peuvent les voir, ça n’est pas si compliqué que ça. Alors qu’est-ce que je peux dire d’une fille qui est d’accord pour aider ces espèces de comédies de troisième zone (et je suis gentil en disant troisième zone) ? Il faut bien comprendre que des gens refusent de mettre de l’argent dans vos films alors que peut-être qu’ils vous estiment. Et peut-être qu’ils mettent de l’argent dans des films qu’ils n’estiment pas du tout, mais ils veulent garder leur fauteuil éjectable et on leur demande de l’audimat. Si le film n’a pas marché, ils disent que c’était pourtant une comédie, qu’il y avait machin dedans, que le film précédent avait marché : le siège est moins éjectable, on va les excuser d’avoir fait ce choix-là. Alors que s’ils prennent un de mes films, ou un de ceux de mes petits camarades (qui ne sont pas des comédies, un peu compliqués, qui n’ont pas le bon casting), si ça ne marche pas, l’accusation peut être méchante. On en est là et ça se dégrade tous les ans. Du côté de la sortie, c’est la même chose. On me dit que la fédération de l’Art et Essai trouve le film trop pointu. Des gens de l’Art et Essai qui trouvent le film trop pointu ! On se moque de moi, là, ou quoi ? Je vais arrêter de faire des films, s’il me faut deux ans pour les sortir et que j’ai une sortie merdique à l’arrivée, ils vont gagner, je vais arrêter de faire des films. On ne peut plus faire des films comme Le Premier venu. Parmi tous les films que j’ai fait, qui parfois ne marchaient pas si mal que ça, combien de ces films pourraient être acceptés par les commissions aujourd’hui ? Je ne peux pas dire aucun, mais ça n’est pas très loin de aucun. Entre mes films, on peut trouver des raccords possibles, on peut se dire que le type qui a fait La Drôlesse, La Vie de famille, La Fille de 15 ans, Ponette etc., c’est celui qui a fait Le Premier venu, ce ne sont pas des films complètement anonymes, il me semble. Mais c’est ce qu’ils recherchent, je pense, des films anonymes, des films que n’importe qui peut faire. Ce ne sont pas les acteurs qui brillent dans ces films là, ni les dialogues, ni la mise en scène, c’est le vide, c’est le néant de plus en plus. Alors, que va devenir le type de cinéma que je fais ? Rien. Des salles qui autrefois diffusaient des films français, aujourd’hui diffusent des films américains. En même temps, entre un cinéma médiocre français et un cinéma médiocre américain, moi je m’en fous un peu, ce cinéma-là ne m’intéresse pas. Si ce sont des films médiocres, autant que ce soient des films américains.
Les étapes de la recherche
Comment le projet du Premier venu a t‑il évolué ? Quelles différences entre les personnages, leurs relations, que vous avez imaginés au départ, quelles modifications après avoir trouvé les acteurs, puis pendant le tournage ?
Quand vous écrivez, vous ne pensez pas complètement. Vous écrivez, pas ce qui vous passe par la tête, mais ça ressemble un peu à ça, vous bricolez avec des choses qui arrivent, qui vous arrivent. Puis vous mettez ça en ordre, même s’il reste encore du désordre. Vous pouvez revenir sur le scénario une fois que le choix des acteurs est fait, ça peut aider un petit peu. Mais là où c’est le plus important, c’est le tournage. Je ne suis pas dans une position de cinéaste qui dessine des Mickey, je suis plutôt dans une position qui a à voir avec la peinture. Vous ne savez pas exactement ce que vous allez peindre quand vous commencez. Sauf si vous êtes un copiste et que vous copiez un paysage, là vous savez bien qu’à l’arrivée c’est ce paysage là qui va apparaître, dans votre style. Les vrais copistes, ils savent où ils vont. Moi j’ai déjà un scénario qui me donne beaucoup d’indications, beaucoup trop, donc au tournage il s’agit, grâce à la présence des acteurs, de faire en sorte que tout à coup il y ait un élément étranger qui heureusement vient s’introduire dans le scénario que vous avez écrit. Et cet élément étranger il est rudement intéressant, parce que vous avez choisi les acteurs en pensant qu’il y avait des raccords entre eux et les personnages. On travaille d’abord à la machette pour y voir un peu plus clair, et puis, en avançant de prises en prises, on travaille de façon un peu plus délicate. Alors on commence à se dire qu’on n’est pas loin d’être arrivé au port, parce qu’on a pris certains chemins, et même si la route n’est pas toute tracée, on sait un peu mieux comment la prendre. Et puis les comédiens, s’engageant dans une scène avec toute leur vérité, vont tout à coup éclairer la scène un petit peu autrement, et cet éclairage un petit peu nouveau qui arrive fait que dans la scène tout à coup, il y a des choses que vous n’aviez jamais vues. Ça ne change pas radicalement, vous ne tournez pas le dos à la scène que vous avez écrite, mais il y a des variations d’importance.
Ce sont donc plutôt des détails qui changent, votre idée de départ, elle, reste la même ?
Ce ne sont pas des détails parce qu’un rapport qui se modifie tout à coup un petit peu, dans la quatorzième prise, tout à coup ce détail là, bien éclairé, il peut devenir énorme. Vous, en tant que type dans l’ombre, ça peut vous donner l’idée d’accentuer ce qu’on vient de voir et qu’on n’avait jamais vu, que vous trouvez bien plus intéressant. J’ai encore la liberté, comme un peintre mais aussi comme un cinéaste, de pouvoir dire qu’on va effacer un petit peu telle partie qui m’intéresse peu, si je me rends compte que ce que vous venez de jouer (avec les indications que je vous ai données mais aussi avec votre propre audace, votre fantaisie que je ne pouvais pas prévoir totalement et heureusement), peut changer quelque chose formidablement. Par exemple ici, pour la scène où Camille regarde Costa pour la première fois, Clémentine avait un texte à dire. Et puis au bout de sept-huit prises, je m’aperçois que c’est tout à fait bien joué, que ça va bien, mais que j’ai un manque, que je ne peux résoudre qu’en disant tout à coup à Clémentine « à partir du moment où tu le regardes, regarde-le avec un peu plus d’intensité, de curiosité, je ne veux plus que tu dises ce que tu avais à dire ». Après un certain nombre de prises, vous pouvez avoir l’idée de sacrifier volontiers quatre-cinq répliques. Celles de l’un, pas celles de l’autre : Gérald tout à coup s’est dit « pourquoi cette fille ne me répond pas, pourquoi elle me regarde avec cette intensité-là ?» Tout à coup vous avez trouvé, à cause du travail commun, à cause de ce qu’ils proposent ou d’une insatisfaction que vous avez, vous pouvez faire bouger une scène, et radicalement. Entre elle disant tout le texte et elle qui simplement le regarde, ça change toute la scène. Parce qu’alors cette scène elle finit par son regard à elle et son embarras à lui, son plaisir à être regardé : il revient, lui embrasse la main… Donc ça peut être un détail qui change toute la scène, et qui change bien plus que ça. Il faut se laisser cette liberté-là, d’où l’obligation de tourner dans l’ordre, parce que si j’avais tourné cette scène-là après avoir tourné la scène suivante, j’aurais été dans un embarras considérable.
Comme dans vos autres films ce sont donc les dernières prises que vous avez retenues…
Toujours oui, parce que c’est l’aboutissement de tout le travail de recherche. Ce ne sont pas des prises qu’on refait, comme on le pense souvent de façon absurde, parce qu’on veut arriver juste là (je veux ça et pas autre chose). Non, pour moi c’est ouvert, jusqu’à un certain point, ça va se fermer petit à petit, puis ça va se rouvrir et puis se refermer. Donc on avance, on cherche, et je cherche quelque chose que je ne connais pas si bien que ça. Ce n’est pas parce que j’ai les mots, les notes, que j’ai la musique. Or ce qui compte, c’est la musique. Vous avez les notes d’une partition, vous voulez jouer, mais par dix pianistes différents ce sont dix choses différentes. Sur les dix interprétations des pianistes, il y en a une qui va vous convenir très très bien, huit qui ne vont pas vous convenir du tout, et une dont vous dites c’est pas mal. Ce que vous cherchez, c’est la très bonne interprétation, qui vous convient parfaitement, à vous.
Combien de temps avez-vous mis à écrire le film ?
C’est très compliqué à dire. Je ne sais pas depuis combien de temps j’y pense, des années. Au moment de l’écriture même, où je prends une feuille et j’avance, je sais beaucoup de choses. Si je ne suis pas trop paresseux, j’écris des choses sur lesquelles je reviendrai, que je modifierai, j’intervertirai le sens de la phrase etc. En gros l’écriture même de la scène, ça n’est pas si long que ça. Mais ce qui précède, le travail de gestation, est très long. La plupart du temps, pas toujours, enfin là ça a été long.
Pour la première fois, alors que vous aimez écrire et tourner dans un même élan, vous avez dû attendre longtemps entre le moment de l’écriture et celui du tournage…
Oui, hélas.
Et donc est-ce que le projet a continué à bouger pendant ce temps ?
J’ai continué à le faire bouger justement pour ne pas le laisser mort. De temps en temps quand je sentais que le film allait se faire, je reprenais une scène et je la retravaillais, je lui trouvais un défaut, je changeais un mot par un autre, j’intervertissais des choses, pour que j’aie le sentiment que le film n’était pas terminé. Et évidemment cette attente n’est pas si plaisante que ça.
La part d’ombre des personnages
Vous cherchez à y voir clair, mais on peut avoir l’impression que plus le film avance, moins on comprend les personnages…
C’est compliqué, parce que moi je vois des choses et chaque fois que j’entends des journalistes, j’entends des interprétations différentes. J’entends le contraire : qu’au début les personnages sont un peu dans le brouillard et que plus ils avancent, plus ils s’éclaircissent. Il faut bien comprendre qu’il y a une troisième interprétation : il y a le scénario, le tournage, et ensuite celle de chacun qui voit le film, avec ses sensations, ses sentiments. Là dessus je n’ai absolument aucune prise, et heureusement d’ailleurs. Donc la dernière étape, qui est rudement importante, elle m’échappe. Je peux répondre à chacun : je dirais que les deux hommes me paraissent très faciles à entendre jusqu’au bout, que la fille, pour moi, est de moins en moins insaisissable mais que les garçons la considèrent toujours comme insaisissable. Mais de là à dire que les gens sont à chaque instant de leur vie faciles à entendre, faciles à saisir… Il y a des gens avec qui vous vivez pendant dix ans et pourtant de temps en temps ils vous échappent, vous ne comprenez pas ce qui est en train de se faire. Et pourtant vous avez passé dix ans avec eux. Là vous passez deux heures avec eux, et vous ne les connaissez même pas en démarrant. Heureusement qu’ils restent un peu insaisissables, sinon ils seraient très simplifiés. Cette fille là, comme tous les personnages, a sa part d’ombre, plus nettement dans certaines scènes, elle me paraît plus insaisissable que les garçons. Eux sont quand même assez simples, ils sont dans la rivalité de coqs, de mâles, ils sont dans l’espèce de triangle amoureux classique. Et ces deux garçons différents ont du mal à la saisir de la même manière. Pour l’un et l’autre elle est insaisissable. Enfin insaisissable, oui et non, parce que son désir est exprimé, ça passe par la parole, elle dit ce qu’elle pense, elle dit ce qu’elle désire. Ça ne veut pas dire que ça se synchronise parfaitement avec toutes les scènes, mais sa volonté, elle est là, bien là. Maintenant, son désir bouge parce que le récit bouge, parce qu’elle ne peut pas savoir que tout à coup Gérald, avec son couteau, va menacer et finalement rater l’agent immobilier. Donc tout à coup elle ne maîtrise pas tout et ne contrôle pas tout, mais son désir est vraiment affirmé. À partir de là, est-ce qu’elle va jusqu’au bout ? Est ce que ce désir est entendu ? Gérald ne la comprend plus à un certain moment, il fout le camp, elle se retrouve avec le flic, elle est dans le désarroi… Les choses bougent, et ça me paraît heureux que ce personnage ait sa part d’ombre, parce que nous-même on n’arrive pas bien à saisir ce qu’on est totalement. On est fait de quoi ? Je ne vais rentrer dans des considérations psychanalytiques que je ne maîtrise pas du tout (la psychanalyse, je connais très mal). Mais on a déjà du mal avec notre conscient, qui est la partie émergée de l’iceberg, alors avec notre inconscient, qui nous échappe le plus souvent, on traite comme on peut, ou on est maltraité par lui comme il veut. Ce qu’on voit du caractère d’une personne et qu’on peut essayer de traduire, c’est ce qui dépasse le niveau de la mer, des choses assez contradictoires, des changements d’humeur, d’opinion, on voit des mouvements tout le temps. Ce qui m’intéresse, c’est la partie immergée qui nous échappe totalement, et qui a une action très importante. Tout ce qu’on peut saisir, c’est une partie de ces mouvements intérieurs. Et mon boulot, du côté de l’écriture et de la mise en scène, c’est d’essayer de révéler une partie limitée, ce que je peux voir, des mouvements intérieurs des personnages. Donc avec ça je fais ce que je peux, je tricote avec les mouvements que j’aperçois et que je cherche à mettre à jour, aussi bien au moment de l’écriture qu’au moment du tournage. Parce que c’est quoi une scène ? Pourquoi cette scène va t‑elle apparaître un peu autrement ? Parce que tout à coup on va mettre à jour un mouvement que je n’avais peut-être pas bien aperçu, et qui m’apparaît là tout à coup de façon un peu plus nette ou un peu plus brutale. C’est ça qui fait tout à coup bouger un tout petit peu la scène, un peu ou beaucoup, ça dépend des prises. Donc mon boulot, il est là, il est juste d’essayer de voir, entre la partie consciente qui bouge déjà et la partie inconsciente que je ne saisis pas du tout, comment ça peut bouger. C’est une espèce de partie de billard infernal, mais ça n’est jamais statique. Si c’est statique c’est mort, et je ne filme pas la mort, je filme la vie.
Essayer de voir, c’est essayer de montrer ce qu’il en est de ces personnages, pas essayer de les comprendre ? Ce que j’ai trouvé là formidable, c’est qu’on finit par ne plus essayer d’interpréter le pourquoi du comment des personnages, et alors on les ressent encore plus fort.
La faculté de compréhension est chez chaque spectateur, il prend ce qui l’arrange et ce qu’il voit. Heureusement qu’il a la liberté d’interpréter le film et la liberté même de voir un film. Le film que vous voyez, vous (c’est un cliché, là, que j’utilise), si vous en parlez avec votre voisin de gauche ou de droite, ils n’ont pas vu tout à fait le même film. Si on parle d’une personne qu’on connaît tous les deux c’est pareil, on ne va pas voir les mêmes choses. Peut-être que cette personne, elle se sera amusée à vous montrer des choses à vous, et à moi d’autres choses. On se sera fait piéger par le fait qu’elle se sera un peu mise en scène et qu’elle aura montré ce qui l’arrangeait, à vous comme à moi et ça ne sera pas tout à fait les mêmes choses. Pour un film, il suffit de voir les réactions de la critique. Je ne lis pas les critiques, mais je lis les résumés de ce que l’attachée de presse entend des journalistes. Ils ne voient pas le même film. Par exemple là il y avait une fille qui disait « film lumineux, film traversé par la grâce etc. », une autre tout de suite après disait « j’aime beaucoup le film mais qu’est ce que c’est noir, qu’est ce que c’est dur comme rapport…» Moi je le vois comme un film lumineux, et beaucoup de gens aussi, parce qu’on part de personnages qui ont du mal à avancer (la fille aussi d’ailleurs, parce qu’on ne sait pas grand chose d’elle mais elle ne va pas si bien que ça) et puis on finit par des personnages qui font avancer un peu l’autre, qui remettent un peu l’autre en marche. Un peu comme dans La Drôlesse, on voit une enfant de onze ans qui regarde un garçon qui n’a jamais été regardé, qui l’a kidnappée assez brutalement, et elle le regarde avec curiosité, bienveillance, affection, et tout à coup ce type se révèle. Ça ne sera pas du tout un violeur, ça sera un type qu’on peut regarder avec beaucoup d’intérêt. Il me semble qu’il y a, utilisons un grand mot ridicule, qu’il y a de l’espérance dans beaucoup de mes films, et que je ne pourrais pas faire un film sans. Donc de l’espérance dans ce film là, la fille en a, le garçon finit par en avoir, alors quand on me dit un film noir, qu’est ce que je peux répondre à ça ? Alors si, on peut se mettre d’accord si on simplifie le film, si on donne de façon claire (de façon mensongère) des personnages schématiques et qu’on reste dans ce schéma là, alors oui tout le monde voit à peu près la même chose. Mais alors, on a affaire à des personnages qui sont complètement simplifiés. Je vois certains films où j’ai l’impression que les gens n’ont pas cherché à tenter de voir quoi que ce soit, j’en suis atterré, et c’est fréquent.
Il ne faudrait donc surtout pas que ni vous ni le spectateur puissent se dire « ça y est, j’ai compris qui ils étaient » ?
On peut se dire en effet des choses comme ça en fonction de ses propres sensations, on a le droit de les interpréter, et c’est très nécessaire. Je pars du très flou, je commence à voir un petit peu moins flou à la fin du scénario. Quand je commence le film, il y a toujours du brouillard, et quand j’ai fini le film j’ai l’impression qu’il y en a un peu moins. Je fais le point sur ce qui était flou et tout doucement je me rapproche du net. C’est comme pour le personnage de Robin Williams dans le film de Woody Allen (Harry dans tous ses états). Ça ne peut pas être très net parce que si je suis à ce point très net, j’ai des personnages de carton-pâte. Mais je ne cherche pas à rester aussi flou, je cherche quand même à aller y voir un peu sérieusement, et alors ça va quand même s’éclairer un peu.
Avec les acteurs
Je crois que vous n’indiquez pas les déplacements dans le scénario, seulement les dialogues. Est-ce que vous les trouvez pendant les prises ces déplacements ou est-ce que certains sont improvisés ?
Si, les déplacements sont donnés. Mais je peux les changer s’ils ne me conviennent pas puisqu’il y a beaucoup de prises. Si tout à coup un déplacement ne convient pas, me paraît embarrasser un acteur, je le modifie en me disant que c’est peut-être lui qui n’y arrive pas ou que je lui en ai donné un mauvais. Et puis de temps en temps, il y a un acteur qui renâcle sur un déplacement ou sur une phrase à dire, et s’il renâcle c’est parce que ça l’embarrasse, parce que ça lui dit des choses. Il faut repérer ce qui est un embarras inutile et ce qui est une chose à dire ou à faire qui est au fond de lui qui le titille, et là il ne faut pas lâcher. Il faut lui proposer un autre obstacle en lui disant que s’il n’arrive pas à dire ça, c’est qu’il a à discuter avec ça. Il faut déplacer parfois les zones d’angoisse. Et à partir de là il va peut-être réussir à le dire. Il faut savoir dire de temps en temps « ça c’est important pour la scène, si tu ne le dis pas il n’y a plus de scène, démerde-toi mais il faut y aller ». Je ne prétends pas que l’ensemble de mes indications, qui sont malheureusement trop nombreuses, entre chaque prise, soient toutes bonnes, mais il n’y a pas d’improvisation, il faut avancer, et dire là oui là non, là tu accentues ce silence, là tu regardes de cette façon-là… Entre chaque prise je suis là, je leur demande des choses nouvelles en les écoutant, et je les écoute pendant la prise. Eux m’ont fait leurs propositions pendant la prise le plus souvent, donc c’est à moi de faire des contre-propositions, en dehors des prises. Leur demander tout ce qu’ils pensent de la prise à chaque instant, ça n’est pas nécessaire : j’ai vu ce qu’il m’ont proposé, et puis la parole est à moi. Je ne leur interdis pas de parler mais si je les laissais parler beaucoup, est-ce qu’on serait très gagnants ? Est-ce que j’arriverais à faire le film dans l’économie qui m’est donnée ? Non, alors chacun son tour, ils me font des propositions pendant les prises et moi je leur fait des propositions en dehors des prises. Mais les déplacements sont tous prévus, il n’y a pas d’improvisation.
Les jeux de regards sont-ils aussi précisément indiqués ?
Parfois il peut il y avoir quelque chose qu’ils me proposent à l’intérieur de la scène (qu’ils me proposent véritablement ou qui arrive sans qu’ils y aient réfléchi) qui arrive naturellement. « Naturellement », c’est un mot que je n’aime pas, mais de temps en temps ils font des propositions que peut-être leur inconscient leur a dicté (on en revient un peu à ça) : ils ont oublié de… et ils le font un peu en retard, et ça marche pas si mal que ça. Mais ça n’est pas la peine de les emmerder à refabriquer d’autres notes. Il y a toutes les notes sur la partition, et c’est assez de boulot comme ça. C’est sur tout un plan-séquence, parfois le plan séquence est monté parce qu’il y a deux caméras, mais c’est quand même un plan séquence et ça dure de trois à six minutes. Ils ont un boulot monstrueux, même si on a pas mal de prises et qu’on se dit beaucoup de choses entre les prises. Moi je peux changer une note mais, si je simplifie, je dirais que les notes ça ne les concerne au fond pas trop. Donc ils ont tellement de boulot que quand on discute, on discute de l’interprétation de cette scène-là, on ne va pas tout remettre en question, remettre les notes en question. Une fois qu’on a fait quelques prises et que l’espèce de partition peut fonctionner, ne repartons pas en arrière à essayer de remodifier encore une note. Et aussi, comme les mots et les déplacements sont connus, comme en gros tout a l’air connu, alors là on peut compter sur la liberté parce qu’ils n’ont plus d’énergie à dépenser à réfléchir à leurs slaloms, leur texte… Quand tout est connu, c’est le moment d’avoir l’audace de montrer plus de liberté, plus de fantaisie, c’est le moment de gagner la scène. Il faut qu’ils connaissent le trajet qu’on a finit par trouver ensemble, parce que là on va pouvoir travailler sur la fantaisie, la liberté qu’ils vont me proposer.
Dirigez-vous les acteurs ensemble ou chacun séparément ?
Ce sont des personnes différentes, donc c’est comme dans la vie, vous avez des rapports différents avec des personnes différentes. Vous ne pouvez pas, sauf si vous n’êtes pas curieux des personnes, simplement les mettre en scène, leur dire de faire ci ou ça comme vous l’avez décidé et comme ça vous plaît. Je suis en train de les chercher, donc je leur parle séparément, je ne leur dis pas la même chose, je leur parle de ce qu’ils sont eux, de leur rapport avec l’autre, mais séparément, je ne peux pas rester assis peinard derrière la caméra et leur donner mes directives. Non, à chacun j’ai une chose à dire qui est différente.
Vos indications sont toujours concrètes, jamais psychologiques ?
La psychologie, on la connaît quand on commence la scène. Ou s’il y a encore deux-trois choses à se dire, on le fait pendant les premières prises, après il faut se débarrasser de ça. Très vite c’est musical, bien plus musical que psychologique, parce qu’à un certain moment on n’avance plus avec ça.
Est-ce que vous regardez les rushes pendant le tournage ? Est-ce que parfois ils vous surprennent ?
Non, les rushes ne me surprennent pas trop. Ce qui me surprend et qui, j’espère, va me surprendre, ce sont les deux-trois dernières prises qu’on va faire de la scène, j’attends tout de ça. Quand tout à coup tout se met en place (ou pas d’ailleurs), qu’autre chose arrive, avec les mêmes indications. Vous pensiez que c’était plutôt allé par là et puis tout à coup ça se déplace un tout petit peu. Ça marche quand vous n’êtes pas en train de vous dire « c’est plutôt remarquablement maîtrisé, remarquablement fait»… Ça marche quand vous ne vous dites plus rien du tout, quand tout à coup la scène est là, vous apparaît, nouvelle, comme si, la voyant là pour la première fois, c’était une chose que vous n’aviez pas écrite, pas travaillée. Et ce sentiment de chose nouvelle qui apparaît, heureusement c’est assez fréquent, sinon ça ne serait pas très drôle de faire des films. Mais il ne faut plus que vous entendiez votre texte. Je n’écris pas des dialogues pour les entendre bien, je les écris pour espérer les entendre venant des acteurs, et ne plus me dire un seul instant qu’il y a un type que j’ai connu un peu qui les a écrit. Quand les acteurs arrivent à me gommer, à me virer, on y est, ils y sont.
C’est le plus difficile, de parvenir à cette liberté alors que tout est précisément travaillé ?
C’est le moment où tout à coup vous pouvez décoller, devenir un peu magicien, parce que vous avez bossé la scène, comme un musicien peut-être un peu magicien parce qu’il a travaillé la sonate pendant des mois et des mois, et que tout à coup là maintenant il peut la jouer. Ça n’est pas en la déchiffrant avec la partition devant lui qu’il va vous émouvoir beaucoup. Pour qu’on ait le sentiment de cette facilité, de cette improvisation, de cette chose nouvelle, il faut avoir bossé beaucoup. Zidane footballeur tape dans sa balle pendant cinq heures par jours depuis trente ans. Alors nous on n’a pas trente ans, ce travail il faut le faire en accéléré.
Camille
À partir de quand avez-vous trouvé les acteurs, notamment Clémentine ?
Clémentine je l’ai rencontrée très vite, entre un an et demi et deux ans avant le tournage. Et j’ai su, enfin il m’a semblé que c’était elle, alors qu’elle n’était pas une actrice.
C’est son personnage qui a été à l’origine du désir du film…
Oui c’est ce personnage, qui était assez énigmatique pour moi et qui m’intéressait par ce qu’elle pouvait dire, qui n’est pas une chose que je pouvais dire moi. Je peux le penser un tout petit peu en partie ce qu’elle dit, je n’en suis pas loin, mais j’en suis éloigné aussi, je n’ai jamais tellement fait des films autobiographiques. D’une certaine manière je peux dire façon Flaubert, untel c’est moi, mais par exemple dans La Drôlesse, je ne suis pas l’enfant, je ne suis pas le type qui la rapte, je suis peut-être un peu l’enfant, un peu le type qui la rapte, forcément. Mais d’un film sur l’autre j’espère ne pas travailler avec des personnages qui se ressemblent trop. Ils peuvent avoir des choses en commun, comme l’obstination, pour les filles-femmes notamment, mais ça ne suffit pas. Avec ce personnage là j’avais le sentiment que je n’étais jamais allé de ce côté-ci. Il m’intéressait pour ce qui le caractérise, mais aussi parce que je n’avais jamais travaillé avec un personnage qui ressemblait à Camille.
Ce personnage là poursuit un objectif, aimer l’autre sans rien demander en échange, qui est tellement ambitieux qu’il n’est presque plus humain…
Ou c’est bien plus humain que ça. Pouvoir se dire, avec force et avec honnêteté, cette chose simple que cette personne que je regarde, si je la regarde vite et si je la regarde mal, c’est une personne qui ne semble pas si intéressante que ça, mais si je porte mon regard, ma curiosité et toute mon humanité sur elle, alors cette personne là elle est intéressante. Et peut-être aussi, sans parler de parabole et de figure christique, que c’est plus intéressant de retrouver la brebis perdue, le garçon perdu, que ceux qui ne se sont pas égarés. Donc là on a cette chose-là en plus, que Costa est une personne perdue, perdue pour tout le monde. Et cette personne perdue, c’est peut-être encore plus excitant d’aller la retrouver. Je connais tellement de gens qui ne sont pas capables de regarder quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes… Peut-être qu’en vieillissant je m’arrange un peu et que mon activité de réalisateur travaillant, je peux peut-être l’avoir aussi dans la vie, il y a peut-être des gens que je regarde mieux que d’autres. Je ne dis pas que je regarde admirablement tous les gens et que je donne des vertus à toutes les personnes que je regarde, mais il me semble que tout de même, vivre, c’est quand même ça ! Et là je rejoins le personnage de Camille. Si voir les autres c’est d’abord apprendre à se méfier d’eux, c’est terrible. Quand Camille dit que dans la conjugaison du Bescherelle, le verbe « se méfier » vient juste après le verbe « être » et qu’après seulement il y a le verbe « aimer », c’est terrible. C’est terrible que le verbe « aimer » ne soit pas immédiatement là. Donc là je comprends pourquoi je l’ai écrit.
La posture de Camille semble très proche de celle que vous avez envers vos acteurs-personnages. Dans sa façon de les regarder donc, également parce qu’elle a une idée fixe mais qu’elle se laisse porter par ce qui arrive…
Oui, c’est certainement en partie le regard du metteur en scène, mais c’est aussi l’inquiétude de mon regard sur cette société où les gens sont dans la méfiance tout le temps. Je trouve ça de plus en plus insupportable. On a l’impression que des choses aussi simples que la bonté sont des mots quasi imprononçables. Vous parlez de bonté et tout à coup on vous met une auréole au-dessus de la tête, on vous prends pour un catho pur jus. Mais au fond c’est un mot joli ce mot de bonté, c’est un mot qui ne déborde pas plus que ça, que du moins on devrait pouvoir prononcer. Aujourd’hui vous êtes obligés de mettre plein de guillemets autour parce qu’il est devenu quasiment imprononçable. C’est terrible qu’on en soit arrivés là.
C’est en que cela l’ambition de Camille est presque trop grande pour un être humain…
Oui, on se dit, est-ce qu’elle est seulement humaine ou est-ce qu’elle a des ailes dans le dos ? Je m’attendais un peu à entendre ça, est-ce que ça n’est pas un ange ? Mais moi je ne transforme pas à ce point les gens en anges, comme dans le film de Pasolini (Théorème), je la veux d’abord humaine, essentiellement humaine et les pieds sur terre. Mais oui, certains spectateurs vont lui coller des ailes, d’autres ne lui en colleront jamais, on en revient à la troisième interprétation.
Comment s’est passé le montage ? Est-ce que c’est difficile parce qu’il y a beaucoup de rushes, ou facile parce que ce sont des plans-séquences ?
Je sais ce qui a fonctionné dans le tournage, et même si j’étais malade là et que je n’étais pas tous les jours capable d’aller travailler, on a commencé le montage la deuxième quinzaine de mai et il était terminé début juillet. Donc on a tourné trois semaines et en moins de trois mois, avec des pauses, le montage était fini. Alors que dans le plupart des films aujourd’hui le tournage dure de nombreuses semaines et le montage de nombreux mois. Chez moi le montage ça se joue en « direct live », on ne va pas recréer au montage les mouvements, les émotions, que je n’ai pas eus pendant le tournage. Le montage ça permet de trouver la musique bien sûr, mais on ne peut pas y créer ce qu’on n’a pas trouvé.
[Après que Doillon se soit bien assuré qu’on pouvait s’arrêter là, qu’il ne me privait pas d’informations que j’aurais voulu encore lui demander] Espérons donc que d’ici mercredi prochain vous aurez réussi à convaincre les distributeurs, que le film sortira dans davantage de salles que prévu
Oui attendons de voir la pauvre sortie qu’on aura. Après avoir démarché ce matin pendant plus d’une demi-heure, on va essayer de récupérer au moins une cinquième salle. En même temps, il faut bien penser qu’un distributeur, il fait ce qu’il peut. Il pourrait en faire un peu plus, mais on se trouve devant des gens, la fédération Art et Essai, les groupes, les exploitants, qui ne veulent plus de ce film-là. On peut accuser le distributeur, pour une petite part sans aucun doute, mais plus largement que ça, il y a des circuits qui ne veulent même pas en parler. Et qui va nous soutenir ? Il n’y a pas beaucoup d’indépendants aujourd’hui à Paris, et les indépendants, est-ce qu’ils ne vont pas chercher des films qui rapportent le plus d’argent ? Évidemment oui. On n’est pas bien soutenus. Bien soutenus par un indépendant solide à Paris, je pense que le film marcherait beaucoup mieux. On aurait au moins une bonne campagne d’affichage, là on n’a aucune campagne d’affichage. Il faut être là, il faut être présent. Ça ne veut pas dire que ça va marcher, il y a des cinéastes qui sont bien là et pourtant ça ne marche pas. Mais là on n’a rien, on ne nous donne même pas la chance que ça marche. Alors si ça arrive à marcher, ça serait totalement miraculeux. Ça voudrait dire qu’il y aura eu des gens qui seront venus dès le premier jour, que le bouche à oreille aura fonctionné tout de suite. Parce que dès la première semaine il y a des salles qui déjà rejettent le film, il faut que ça fonctionne avant le cinquième jour, parce que le sixième jour c’est le lundi et on décide de jeter ou non les films. Alors il faut que ça fonctionne sans grande information sur le film, avec uniquement du rédactionnel, alors vive le rédactionnel puisqu’on n’a que ça. Après les gens disent : on veut bien parier sur Chéreau et Desplechin, mais on ne parie plus sur untel et Doillon parce que leurs films ne marchent pas. Desplechin et Chéreau, ils ne sortent pas des salles, parce qu’ils ont des réseaux, Chéreau a l’école Maurice… et il a huit ou neuf salles. Il ne fait pas plus d’entrées que moi d’ailleurs, mais on le connaît, alors les gens lui fabriquent une auréole. Il y a des cinéastes qui ont des auréoles en n’ayant pratiquement rien fait. Le dernier film de Wes Anderson par exemple, c’est son cinquième film, et l’auréole est là. Et le film que j’ai vu pour moi est très insuffisant, il n’y a pas de travail, de comédiens, de mise en scène, nulle part, il y a juste une espèce de satisfaction qu’on retrouve chez certains cinéastes, qui est de se dire, je m’appelle Wes Anderson et à partir de là tout ce que je touche est génial. Alors que d’autres cinéastes, qui ont une filmographie pas si médiocre que ça, n’ont toujours pas d’auréole, il faut vraiment se la fabriquer. J’ai eu tort de ne pas m’en fabriquer une.