On pourrait, sans nul doute, remplir des pages et tenir des heures autour du débat au sujet de l’adaptation au cinéma, et ce, d’autant plus que l’univers geek forme aujourd’hui la part du lion des productions à gros budget. Ainsi, on peut passer de folles soirées aux empoignades brutales autour de la question des libertés prises par Peter Jackson par rapport à la lettre du Seigneur des anneaux, ou de celles prises par Sam Raimi par rapport au canon de l’univers de Spider-Man, voire l’exemplaire adaptation des Trois Brigands, ou celle, largement moins convaincante, de L’Écume des jours.
Passeport vers l’écran
Et puis il y a la question des mythes culturels, de ceux qui transcendent même la notion de classiques : ainsi, on n’adapte pas impunément un livre comme Le Petit Prince. Cela, d’autant plus que le texte de Saint-Exupéry n’est ni particulièrement long, ni particulièrement adapté à une narration cinématographique. Et c’est là qu’il faut saluer la première qualité de l’adaptation de Mark Osborne : faire du sujet du Petit Prince la narration du conte lui-même. Bob Persichetti et Irena Brignull (qui officiait déjà sur les formidables Boxtrolls) signent un scénario qui fait évoluer en même temps l’été studieux d’une petite fille pressée par sa mère de devenir « une adulte formidable », et son amitié avec un vieux bonhomme un peu dingue, qui ne rêve que de partager l’histoire de sa rencontre dans le désert avec un étrange petit garçon amoureux d’une rose perdue.
Michael Winterbottom parlait de l’adaptation de Tristram Shandy via le prisme de l’humour absurde au lieu de l’adapter directement dans Tournage dans un jardin anglais. Mark Osborne choisit celui de la satire sociale douce, façon Pixar, pour raconter Le Petit Prince : assez légitimement, il lie la fantasmagorie de Saint-Exupéry à une satire sardonique d’un monde dévoré par l’ambition qui n’est qu’à un pas du nôtre. Ce monde grisâtre, compartimenté s’oppose à la douce folie du vieux bonhomme, sorte d’artiste brut dans le jardin duquel on aperçoit des créations à la technologie poétique, brinquebalants assemblages entre Calder et Gaston Lagaffe. Cette opposition, très pertinente, dynamise le récit, fait des épisodes du Petit Prince des pauses rêveuses, réalisées dans une stop-motion particulièrement délicate et touchante – tout cela, pour à peine quelques instants, ce qui ne manque pas de les rendre d’autant plus précieuses.
À travers le miroir
Nanti de ces deux piliers, le film avance avec efficacité, sachant distiller les moments drôles, intimistes, touchants, redonnant une nouvelle vie aux écrits de Saint-Exupéry… jusqu’au moment où il faut traverser le miroir. Alors que la séquence du passage elle-même est un exemple formidable de dynamisme créatif mâtiné d’une poésie caldérienne, la création ex nihilo d’une suite intégralement inédite s’emmêle les pinceaux. Cherchant dans un univers à la Brazil son inspiration, ce Petit Prince, chapitre 2 oscille entre coups de génie graphiques et narratifs et mièvrerie gênante – une mièvrerie que la première partie parvenait avec talent à éviter.
Peut-être cela tient-il aussi à l’absence de la voix si chaleureuse d’André Dussollier – raconteur d’histoires émérite, comme on a pu l’entendre dans La Légende de Despereaux –, qui se fait rare dans cette partie (notons en passant que le reste de la prestigieuse distribution, victime tragique de la mode consistant à choisir des noms célèbres pour leur seule célébrité, manque sans doute un peu de présence). Sans doute cela montre-t-il également que toutes les adaptations ne valent pas Les Trois Brigands. Malgré tout, une grande partie du film demeure tout à fait digne de son matériau d’origine, pour un hymne à l’innocence plus complexe qu’un sempiternel « retrouver son regard d’enfant ». On y parle avec justesse de la solitude, de l’amour, de la mort – de ce qu’il faut de courage pour grandir sans oublier. Saint-Exupéry approuverait.