Plus de vingt ans après le décès de Sergueï Paradjanov (1924 – 1991), de son vrai nom Sarkis Yossifovitch Paradjanian, réalisateur géorgien d’origine arménienne aussi inclassable que fantasque, un film de fiction est consacré aux trente dernières années de sa vie, mêlant vie privée, créations artistiques entre Les Chevaux de feu (1965) et La Légende de la forteresse de Souram (1985), et vie publique, entre incarcération et assignation à résidence.
Mikhail Vartanov avait, avec Paradjanov : Le Dernier Printemps, réalisé un film documentaire en 1992 présentant toutes les séquences subsistantes de La Confession, dernier film inachevé de Paradjanov, et des séquences du réalisateur au travail au moment de Sayat Nova (1969) que l’on connaît aussi sous le titre La Couleur de la grenade.
Premier long métrage de fiction de Serge Avédikian qui interprète le réalisateur et qui devait à l’origine uniquement tenir le rôle-titre, Olena Fetisova, productrice et réalisatrice d’un documentaire, est par ailleurs venue rejoindre la réalisation. Primé de la Palme d’Or à Cannes pour son court métrage d’animation Chienne d’histoire (2010), après un premier long métrage documentaire Nous avons bu de la même eau (2006), Avédikian est d’origine arménienne, et a connu entre 1983 et 1991 celui dont il porte le même prénom et qu’il considère comme son père spirituel. Aussi, la part de cinéma documentaire, de cinéma d’animation, et la dimension affective imprègnent-elles effectivement ce film consacré à la figure tumultueuse de Paradjanov…
Film d’histoire, biopic, hagiographie ? « L’affaire » Paradjanov
Les films de fiction consacrés à des portraits de réalisateur sont assez rares, disons-le : différents problèmes se posent en effet, que ce soit celui de la ressemblance presque contrainte du genre du biopic – celle entre les deux Serge, Avédikian et Paradjanov, est assez troublante…; ou ici celui de la proximité historique du personnage. D’où, l’interrogation : peut-on faire un film de fiction certes sur une grande figure récente – comme Andrzej Wajda avec L’Homme du peuple consacré au portrait de Lech Walesa entre images documentaires et fictionnelles –, mais sur un réalisateur qui plus est ? Au même titre que la littérature nous a fourni Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant (1854) par Thomas de Quincey, cinquante ans après la mort du philosophe, Abel Ferrara a récemment donné à voir avec Pasolini, sorti une semaine avant Le Scandale Paradjanov, la dernière journée du réalisateur, quarante ans après sa mort à travers un portrait « en éclats », un « collage de moments hétérogènes » selon la formule d’Alain Bergala. Le cinéma pose en effet cette question autrement en ce qu’il donne bien sûr à voir. Et c’est une véritable gageure qui plus est pour un réalisateur de se confronter à la figure d’un autre réalisateur. Qu’en est-il ici ?
Le Scandale Parajdanov s’est vu attribué par le Festival du film d’Histoire de Pessac le Grand Prix lors de l’édition 2013. La figure de Paradjanov permet de rendre compte des événements de la Russie soviétique des années 1960 – 70 qui se déroulent en toile de fond : la censure à l’œuvre envers les artistes (ainsi, lorsque Paradjanov doit envoyer au Goskino, le bureau du cinéma, les 5 heures de pellicule à monter pour Sayat Nova !), les enquêtes menées par le KGB, et en réponse, la force de contestation et l’audace dont Paradjanov fait preuve (quand il refuse de doubler Les Chevaux de feu en russe ou qu’il fait interpréter le poète Sayat Nova par une femme). Il cristallise en effet une véritable chasse aux sorcières. Accusé d’homosexualité et d’incitation à des mœurs libres et à la pornographie, il sera arrêté et incarcéré de 1973 à 1979 avant d’être assigné à résidence dans sa maison parentale de Tbilissi en Géorgie. Si dans le film, Paradjanov énonce ironiquement au cours de son incarcération que tout réalisateur soviétique devrait faire au moins un an de goulag, ce qu’il souhaite confesser à son ami Andreï Tarkovski, en retour, le Journal de celui-ci, se fait souvent l’écho du sort tragique de Paradjanov, du soutien constant que son paradoxal alter ego lui a adressé, et constitue le témoin d’une correspondance réciproque. Ainsi, cette lettre de soutien rédigée par Chklovski et Tarkovski, adressée au Comité Central du PC d’Ukraine en 1974 : « Nous ne savons rien de “l’affaire” Paradjanov, mais nous nous sentons responsables de son destin comme celui d’un très grand artiste. Nous avons assisté à l’oubli prolongé de Dziga Vertov, nous avons vu combien péniblement le Parti a réhabilité les œuvres de Sergueï Eisenstein, en changeant les responsables du secteur artistique. Il y a beaucoup de films, mais peu d’entre eux résistent à l’épreuve du temps. Nous sommes responsables du cinéma mondial. ». Paradjanov est de fait constitué en symbole de l’oppression des artistes soviétiques, et son souvenir y va de la responsabilité des représentants du patrimoine cinématographique (le film a reçu le Prix Révélation Henri Langlois aux Rencontres Internationales du Cinéma de Patrimoine de Vincennes lors de l’édition 2014), comme de chacun d’entre nous.
Collage & found footage : un film-patchwork
La force, touchante, du film est sans aucun doute de présenter un portrait fantaisiste du troubadour d’Asie centrale, montré comme une personnalité excessive et excentrique, capricieux qui exige inconditionnellement chameaux, paons, plats en or lors des tournages, amoureux éternel de sa femme, muse qu’il vénère et pare comme la Vénus de Botticelli ou Romy Schneider et qu’il perd, parce qu’elle est une image… C’est le portrait d’un créateur toujours en activité qui nous est fait, créativité montrée dans son continuum et son imprégnation dans les choses les plus banales du quotidien : de la parure de ses personnages et de l’ornement de sa mise en scène, à la pratique personnelle du découpage et du collage chère à Paradjanov ornant de perles ses créations plastiques, jusqu’aux dessins qu’il réalise en prison, à la collecte d’objets lors de son incarcération, puis de son assignation à résidence, alors qu’il est réduit à une extrême pauvreté, et qu’il fait de son lieu de vie une véritable fantasmagorie bricolée de bric et de broc, métamorphosé en palais illuminé de mille lumières le temps d’une visite de Marcello Mastroianni…
Ce souci de l’ornement chez Paradjanov, magnifié dans ses collages et ses films, prend tout son sens devant les tatouages des détenus en prison qu’il relève : Olena Fetisova, qui est aussi la scénariste, a‑t-elle eu connaissance de la lettre de Paradjanov adressée à Tarkovski en décembre 1974, retranscrite dans le Journal de celui-ci au sein de laquelle le Géorgien commente tour à tour tatouages, arabesques (dans L’Obier rouge sorti en 1974 de Choukchine) et tressage de sandales ? Car c’est bien une même sensibilité primitive, régressive, qui chez Paradjanov rend compte des procédés de base du cinéma, à savoir la pratique du découpage et du montage, et qu’il réalise sans cinématographe à chaque instant. Le cinéma est ainsi conçu comme un ornement quasi pathologique au service de la beauté, celui du « mal de la beauté » ainsi que l’énonce le personnage : « Peut-être que j’ai le mal de la beauté comme les pécheurs de perles et les chercheurs d’or ».
On est aussi face à l’expression du processus de réalisation de l’œuvre d’art comme collecte, telle que pouvait l’exprimer Tarkovski à travers l’image de la cueillette des champignons : « Le rapport entre la recherche, en tant que processus (…), et l’achèvement d’une œuvre d’art, est le même que celui entre une cueillette de champignons et un panier plein de champignons. Seul ce dernier constitue l’œuvre d’art, au contenu bien réel et formel ».
Ce véritable art du patchwork, le grand mérite du Scandale Paradjanov est de le faire sien à travers le found footage par l’emploi d’images d’archives (publicités, photos) arpentées par la figure du réalisateur et colorisées par touches, ainsi que d’images de fiction (celles des films du réalisateur). Le générique, à ce titre, est une vraie réussite : une trame de fond, celle d’un tissage, se remplit de découpages et de collages, d’images animées, scandées par les mains de Paradjanov réalisant un collage baroque avec des perles. Le film commence au moment où le réalisateur est assigné à résidence, et le champ réunit dans une double teinte ses parents et lui enfant, lesquels lui font avaler des perles avec un verre d’eau, comme il le racontera. Manière d’exprimer à travers un souvenir d’enfance cette fantasmagorie à l’œuvre dans son esprit créateur, mais aussi la douloureuse présence de ses parents, de ses fantômes. Puis, en un raccord de collier de perles, littéralement sauté, nous nous trouvons des années en amont…
Le film ménage également quelques séquences fantasmagoriques qui empruntent au surréalisme à la Dali par le recours à la stylisation et au déplacement/renversement des objets et de l’espace, des séquences empruntant au cinéma d’animation… D’où le caractère bigarré d’un film-patchwork, à l’image de son génie qui rêvait éveillé : sans beaucoup de surprises sans doute, l’on retrouve, à la fin, Paradjanov se reposant comme en terrain connu auprès de l’art kitsch et naïf du ballet mécanique de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely aux abords du Centre Pompidou à la fontaine Stravinsky, plan qui vire au flou…
Reste que sans aucun doute le mérite du Scandale Paradjanov est bien de donner une image vivante du célèbre tisserand d’images, pour faire connaître au public sa vie tumultueuse et éprouvante, comme sa figure et ses films, dont la fantaisie de l’une gagne la fantaisie des autres, et vice versa. Si la poésie affleure principalement dans les images mêmes des extraits de films de Paradjanov, et s’il ne s’agit pas ici de faire une proposition cinématographique rivalisant avec le maître, on appréhende pourtant le singulier rapport au monde de celui qui voyait la vie en couleurs, et que la prison, malgré son gris, n’a pas radicalement décoloré. Paradjanov a droit à une biographie haute en couleurs, inventive et bricolée. Et c’est là l’essentiel.