Après l’apocalypse d’un tripot (Go Go Tales), l’apocalypse tout court (4h44) et une mascarade d’apocalypse politique (Welcome to New York), Abel Ferrara ajoute une canine à sa filmographie en dent de scie et repart pour un tour de Montagne Russe eschatologique. Égal à lui-même du pire au meilleur, on le sait, le cinéaste n’a pas son pareil pour extraire de la même marmite d’eau croupie tantôt la poisse (comme ce fut le cas pour son dernier navet buzzoïde), tantôt la grâce. Car des hôtels fangeux où s’encanaillait Devereaux (alias DSK) aux bacchanales de Porno – Teo – Kolossal, scénario inachevé de Pasolini, il n’y a qu’un pas que son cinéma nous invite à franchir sur la pointe des pieds. Il faut dire que mise à part cette vieille marotte pour « l’aller simple aux enfers » – en passant par l’addiction sous toutes ses formes –, aucun indice ne permettait de deviner le changement de braquet entre une pantalonnade qui fera le tour du monde et le dernier râle de Pasolini, éructé sur une plage à l’abandon. En catimini, des sommets de la bureaucratie oligarchique à ceux de l’intelligentsia romaine des années 1970, Ferrara sautille pourtant de l’un à l’autre, trouvant dans l’amour toxique de Pasolini pour les apollons de mauvaise vie un parfait poison, et partant un nouvel alter ego. Il ne lui en fallait pas plus pour faire de l’Italien un prochain, et de son cinéma une relique à honorer en vieille dévote ; quitte à endimancher ce Pasolini, tout en ténèbres mordorées, de scènes malheureuses inspirées des scénarios orphelins du poète – mausolée d’images kitschissimes et fades, copié/collé patachon dont la présence interroge, c’est peu de le dire.
Faites sortir l’accusé
En deux biopics, Ferrara offre à 2014 l’ivraie et le bon grain du genre, le second brûlant un cierge à la goinfrerie littérale du premier et à son masochisme bas du front. Tout à l’inverse, le récit du dernier jour de Pasolini semble bien sorti de la même cervelle génialement malade, mais substituer des doigts d’orfèvre aux mains de tâcheron. Il faut voir comment Pasolini inflige à Welcome to New York (WTNY) une belle fessée, comme un père de famille reprendrait une chevrotine négligemment laissée aux mains de son mouflet, et voir émaner de Willem Dafoe, dans un mélange de suavité et de contrition, le versant apaisé d’une vie de scandale – regardée en deux films par les deux bouts de la lunette. Si le détour en enfance des potacheries de Depardieu laissait sans voix, Dafoe ramène Ferrara à l’âge adulte en lui brossant son Pasolini, à un cheveu de la lassitude fin-de-règne du Christopher Walken de King of New York et Nos funérailles ; loin de l’interprétation en roue libre de son DSK porcin, qui s’ébaudissait dans la même porcherie que les Guignols de l’Info, sur un air de blague de Toto à New York. D’ailleurs si WTNY limitait crânement sa connaissance de l’affaire aux infos divulguées par la presse, Pasolini contourne plus intelligemment la tentation d’un éclairage neuf, boudant ouvertement l’accablement de Pelosi – meurtrier présumé – et baigne la scène d’assassinat (dont les circonstances et le motif précis ne sont à ce jour toujours pas élucidés – lire à ce propos le texte d’Alain Bergala sur le film) dans un clair-obscur de caveau, qui nous renvoie autant aux images enluminées de Mary qu’au brouillard de l’enquête. La séquence d’agression, la plus belle, plonge rétroactivement le film entier dans une pénombre cuivrée, comme si les couleurs de la mort devançaient le trépas du héros. La brutalité du meurtre naît ainsi de la douceur même de ce dernier jour sur terre, et du cours tranquille de sa banalité.
Le petit fugitif
S’il jette bien le gras pour ne garder que l’os du scandale, Ferrara ne sacrifie en rien son programme entre ciel et fange, sur la crête du vulgaire et du sublime. Car Pasolini, tout esthète et estimé apparaisse-t-il, ne trouve grâce aux yeux de l’auteur de Bad Lieutenant que parce qu’il est duplice : d’une duplicité suprême, car épanouie, comme en témoigne le caractère autobiographique du roman inachevé dont Ferrara intègre à son récit des morceaux généreusement scabreux. Inutile, donc, de chercher dans cette reconstitution du meurtre les circonstances exactes du crime et sa vérité profonde – balayée d’un revers de manche par un Ferrara ouvertement indifférent à l’exactitude des faits. Avec une obstination d’alcoolique, ou de fanatique, le cinéaste intègre la figure de Pasolini à son bréviaire catéchiste, éclipsant au passage la nature totalement politique de l’engagement du poète. De même qu’il dévidait l’affaire DSK de tout politique pour mieux la ramener dans ses boues de prédilection (la ruine, le chaos et le mal), le film revêt des œillères commodes, qui à défaut de réellement gêner, finissent quand même par exaspérer un peu. Reste qu’en dépit du folklore touristique (visite du cinéma de Ferrara par le détour d’une caricature de celui de Pasolini) des scènes tournées d’après Porno – Téo – Kolossal – qui en appauvrit fatalement la rage et le génie –, Pasolini séduit les sens bien plus qu’il ne déçoit sur le terrain de l’instruction des faits.