C’est entre Andreï Roublev (réalisé en 1966, sorti seulement en 1971) et Solaris (1972) que Tarkovski décide d’entamer ce Journal, époque à laquelle il prend sans doute pleinement conscience de son positionnement presque déplacé dans le champ cinématographique soviétique : celui d’un artiste libre et absolument sans compromis en terrain plus qu’hostile. Cet ouvrage bénéficiant d’une édition définitive de qualité s’avère tout à fait nécessaire pour qui veut approcher l’œuvre du cinéaste russe. Mais il est bien plus que cela, il s’agit aussi d’un témoignage bouleversant et profond sur la vie d’un très grand artiste, et plus globalement sur la tragique condition humaine.
Ce récit de douleur fut consigné par Tarkovski sur des cahiers intitulés « Martyrologe », du I (à partir d’avril 1970) au VII (jusqu’au 15 décembre 1986). Un terme issu de la tradition chrétienne, que l’on peut traduire comme le catalogue des martyrs et des saints, par extension la liste de ceux qui sont morts pour une cause. Cela ne renvoie donc pas à un journal classique, même s’il en prend souvent la forme, mais à une mémoire des souffrances et à la trajectoire terrestre d’un être. À la fois spirituel et matériel, politique et intime, intellectuel et terre-à-terre, on y évoque aussi bien Dieu que les soucis d’argent, les artistes aimés (ou détestés) et l’installation des volets de la maison de campagne, la vie de famille et les projets artistiques. Il s’agit également d’un récit à géométrie variable. Ceci aussi bien dans le fond que dans la forme, occasionnellement très écrit, consistant parfois en de simples prises de notes ou des listes. Elliptique aussi puisque la fréquence d’écriture est très variable, quotidienne à certaines périodes ou parfois beaucoup plus élastique.
Le Journal du cinéaste est une lecture tout simplement captivante et bouleversante. D’abord sur la difficulté de créer en URSS pour un artiste, dont le grand-père Alexandre et le père Arseni sont tous deux poètes, que l’on peut désigner comme absolu, un « obsédé de la liberté » (il se caractérise ainsi le 4 juin 1981) et pour être plus précis, on doit ajouter la qualification d’artiste russe. Il se considère dans une lignée plus littéraire que cinématographique, notamment celle de Tolstoï et Dostoïevski. Soumis à ce seul aiguillon de la création sans compromis, il incarne évidemment une contradiction parfaite avec la réalité soviétique, car même si les canons esthétiques du réalisme-socialiste se sont relativement assouplis à cette époque, le dogme idéologique reste roi. C’est en effet une plongée terrifiante en URSS brejnevienne qui nous est proposée, celle d’un régime sclérosé à l’oppression aussi lancinante que réelle (son ami Sergueï Paradjanov est interné en camp à deux reprises), d’une vie culturelle et artistique régies par une absurde bureaucratie où le GOSKINO contrôlait la production, la distribution et l’exploitation des films dans le pays mais aussi avec l’étranger et les festivals. Le GOSKONTROL est chargé de vérifier la qualité de tous les produits par rapport aux normes fixés par l’État, cela vaut aussi bien pour les œuvres de cinéma que pour les moteurs de voitures…
De ce contexte, la vie de Tarkovski en URSS, puis à l’étranger (surtout en Italie) avant son exil, est en grande partie un combat inégal, mais mené farouchement avec l’admirable courage d’un véritable résistant, pour, tout simplement, exister en tant qu’artiste, pour travailler mais aussi pour que ses films soient vus sans être cisaillés par les censeurs. Cette lutte épuisante avec les autorités consiste en une multitude de rendez-vous au GOSKINO, de lettres à Philippe Ermach qui dirige cette institution de 1972 à 1985, d’attentes interminables, de reports multiples, d’obstructions à peine voilées, de formes de persécutions destinées à broyer la moindre parcelle de l’esprit. « Quel régime de goujats ! Qu’ont-ils à faire de la littérature, de la poésie, de la musique, de la peinture, du cinéma… ? Rien ! Absolument rien ! Au contraire, ils voudraient bien les supprimer : ce serait autant de complications en moins ! » écrit-il en janvier 1973 alors que la première de Solaris est reléguée dans un cinéma secondaire de la capitale et qu’il sort en catégorie B, c’est-à-dire sur beaucoup moins de copies, en dépit de l’immense attente dont témoigne le public soviétique.
C’est ainsi que son Journal est aussi, dès ses prémices, l’antichambre d’un exil qui s’impose rapidement comme une évidence même s’il mettra longtemps à se matérialiser, au terme d’un bras de fer qui le séparera de son plus jeune fils resté au pays pendant 3 ans. Ce dernier n’arrivera à sortir d’URSS que lorsque le cinéaste avance vers la mort, terrassé par un cancer. La dissociation entre Tarkovski et son pays prend une forme littéraire dans la manière de désigner les autorités soviétiques : celles-ci deviennent (avec les guillemets dans le texte) « les nôtres », mais aussi parfois « ils », c’est-à-dire des autres, des étrangers. Et il est, en fin de compte, depuis longtemps déjà un exilé et un étranger dans son propre pays. Ce déracinement de la terre de la sainte Russie prend véritablement forme entre la fin des années 1970 (époque des rocambolesques péripéties de son splendide film Stalker) et un premier voyage en Italie en vue de Nostalghia, l’histoire d’un poète russe sur les traces d’un compatriote musicien ayant séjourné dans la péninsule au XVIIIe siècle. Inutile de commenter le lien évident entre le sujet et sa situation propre. En 1982, il relève une citation d’un certain Korsakov parue dans un Samizdat (le système de circulation clandestine d’écrits non conformes au dogme idéologique) en 1974 : « L’on ne peut vivre dans ce pays ; l’on ne peut faire son salut qu’ici… » Ici est résumé tout le drame très russe de Tarkovski : l’exil sera une autre souffrance. La mort, la seule et dramatique issue de cette vie de douleur.