Parallèlement à la rétrospective que lui consacre en juillet la Cinémathèque française, trois films de Mario Bava ressortent en salle dans des copies restaurées. L’occasion de remettre en lumière une des grandes figures du cinéma d’exploitation, ayant incarné aux côtés notamment de Ricardo Freda et Dario Argento cette autre histoire du cinéma italien que fût celle des péplums, des westerns, des films gothiques et policiers gialli de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à l’avènement de la pouillerie télévisuelle berlusconienne. Si le réalisateur a pu œuvrer durant sa carrière au sein de tous les genres possibles, il est intéressant de voir que le distributeur a souhaité axer sa communication avant tout sur l’esthétique de ces films, en les réunissant sous une accroche commerciale commune : « Mario Bava, Le magicien de la couleur » — faisant ainsi référence à l’ouvrage que viennent de publier Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele sur le cinéaste italien. Aborder l’œuvre d’un metteur en scène par sa plastique plutôt que par ses thématiques est quelque chose d’assez rare pour être signalé, et rappelle que « l’auteur » évoluant au sein d’un système d’exploitation peut s’approprier les sujets des autres en déposant ses couleurs sur la trame scénaristique qui lui a été confiée. Mais c’est aussi indirectement une façon de rappeler que Mario Bava fut metteur en scène et chef opérateur de ses films, précision qu’il est difficile de ne pas apporter lorsque l’on évoque leur splendeur visuelle. Dans cette configuration, le cinéaste n’a plus besoin de passer par un directeur de la photographie à qui il tente de communiquer ses attentes visuelles : il a lui-même les compétences techniques pour projeter directement à l’écran les images issues de sa psyché.
Les trois films proposés permettent de se faire une idée des genres qu’a pu aborder Mario Bava tout au long de sa carrière. Six femmes pour l’assassin apparaît comme une des œuvres emblématiques et fondatrices de que l’on a appelé le giallo, tandis que les Trois visages de la peur s’inscrit dans une veine gothico-fantastique et que La Ruée des Vikings devait probablement surfer sur le succès des Vikings de Richard Fleischer, qui a mis au goût du jour ce type d’épopées héroïques et tragiques. Cette diversité rappelle toutefois que le cinéma de genre a souvent élaboré ses trames scénaristiques en puisant, de façon directe ou indirecte, dans les traditions romanesques du XIXème siècle, allant du roman d’aventure à la Walter Scott au gothique anglais. Or cette littérature dialoguait à l’époque avec les arts visuels, pouvait fournir aux peintres de nouveaux motifs et inversement. Il semble donc probable que pour un metteur en scène comme Bava, ces sujets renvoient autant aux textes qu’aux arts visuels, et que la réflexion esthétique qui est la sienne au moment de concevoir un film dépasse le cadre du cinéma. Bava ne considère pas que le septième art constitue un bouleversement qui ferait table rase du passé, mais qu’il constitue au contraire un médium offrant des possibilités inédites tout en s’inscrivant dans la tradition picturale occidentale. Les arts communiquent entre eux, et le cinéaste peut très bien puiser son inspiration en matière de couleurs, de cadres ou de postures des corps, chez un peintre ou un sculpteur. L’idée alors n’est pas d’enfermer le récit sur lui-même, mais de profiter de certains angles du scénario pour confectionner des plans qui échappent à la petite histoire et, consciemment ou non, convoquer les mythes et légendes passés. Le spectateur verra alors dans ces films autant une suite de péripéties qu’un ensemble d’images et de motifs renvoyant à un récit collectif que le cinéaste contribue à alimenter.
La traque
Mais l’esthétique de Bava, si elle tire son essence de la peinture, porte aussi sur le mouvement et le montage, notamment pour les scènes d’action et de suspens. Au-delà des genres, des univers et des costumes, ces films ont pour matrice commune de s’intéresser à des personnages traqués, pris au piège au sein d’un périmètre donné qui s’apparente autant à un espace tangible que mental. Cette traque induit un affrontement, une fuite, et donc un mouvement que le cinéaste élabore en s’appropriant l’espace selon un timing précis. L’art de Bava se déploie notamment durant les minutes précédant l’attaque du tueur, lorsque tous les sens sont en éveil, au sein de lieux clos dans lesquels les protagonistes pressentent la présence hors-champ du mal, sans toutefois pouvoir en identifier la provenance exacte. La mise en scène de Bava ne relève donc pas de l’exercice de style ou d’un simple tour d’illusionniste : elle cherche à rendre sensible le pouls qui s’accélère, l’exacerbation et la confusion des sens, la raison qui vacille, la peur qui court-circuite toutes les facultés. Comment faire pour que ces sentiments extrêmes, cette mise à nu des instincts de vie et de mort les plus primaires, prennent vie à l’écran ? L’écrivain peut s’appuyer sur une description pleine de détails, ou sur le monologue intérieur de la victime ou du criminel. Mais pour le cinéaste, ces moments dérangeants et dérangés s’incarnent via les artifices qu’offre la mise en scène cinématographique : lumières aveuglantes, couleurs irréelles accentuant la terreur d’un regard, cadrages qui distendent l’espace pour mieux faire chuter les personnages, finesse et précision des travelings tissant une toile dans laquelle se prend la proie.
Le metteur en scène a beau avoir toutes les compétences techniques du monde, il doit malgré tout composer avec cette matière moins malléable que sont les comédiens, et dont le talent dans ce genre de productions peut sembler assez fluctuant. La direction d’acteurs chez Bava apparaît comme négligée lorsque nous sommes face à des scènes dialoguées censées développer le scénario. Quand il n’use pas de plans larges cadrant tous les personnages de pied, le cinéaste a alors recours à de simples champ-contrechamps fonctionnels dont le but est de laisser entendre une parole qui va nous donner des clés pour suivre le récit. Alors certes, on peut dire que les acteurs jouent mal, que ces scènes n’ont qu’un intérêt narratif et que Bava préfère garder ses forces pour des séquences plus spectaculaires – c’est d’ailleurs un reproche que l’on fera souvent plus tard à Dario Argento. Il serait cependant injuste de ne pas prêter attention au travail effectué avec les comédiens durant ces scènes d’action, de ne pas prendre en compte leur dimension chorégraphique, la science avec laquelle le cinéaste éclaire un visage glacé d’effroi, dessine un geste hésitant et tremblant, accompagne la fuite désespérée d’une victime innocente. L’acteur sort du registre théâtral consistant à s’approprier un texte et la psychologie d’un personnage pour n’être qu’un corps que le cinéaste dispose dans son tableau horrifique. Car en définitive, un être traqué souhaitant échapper à la mort n’a pas de personnalité : la peur dépouille de toute aspérité, de toute singularité, met à nu les mécanismes premiers de la psyché. Il ne s’agit pas de travailler un cri spécifique, propre au personnage et au contexte, mais de dépouiller l’individu de son vernis culturel, de sa singularité illusoire, pour trouver « le » cri renvoyant à une terreur ancestrale.