Le cinéma italien serait-il en train de retrouver un peu de son lustre d’antan ? Question ouverte, car si l’on peut afficher un scepticisme de mise face à cette hypothèse (quels films, quels cinéastes, mis à part Moretti ?), reste que de nombreux prix récemment glanés dans les grands festivals ou cérémonies internationales (Les Merveilles, Reality, La Grande Bellezza, pour citer les exemples les plus récents) donnent aux derniers “joyaux” de la Grande Botte une visibilité retrouvée. À la dernière Mostra de Venise, Leopardi de Mario Martone n’a, lui, guère eu les honneurs du palmarès, mais fut pourtant le représentant italien le plus remarqué et apprécié du festival, accueil confirmé par son succès public (plus d’un million d’entrées) de l’autre côté des Alpes. Biopic du poète Giacomo Leopardi, le film se divise en trois grandes parties, chacune centrée sur une étape de la vie brève et tumultueuse de l’artiste italien : son éducation stricte et rigide, sous la surveillance d’un père trop protecteur, sa vie d’artiste, marquée par d’incessants problèmes de santé, des déceptions amoureuses et le rejet ses pairs, et enfin son agonie. Une petite vingtaine d’années (Leopardi est mort à l’âge de 38 ans), que Mario Martone tente de raviver en l’espace de deux heures, moins pour dépeindre le mystère de la création que pour interroger la condition même de l’artiste : au fond la poésie de Leopardi importe peu, contrairement aux facteurs biographiques susceptibles d’expliquer pourquoi les vers de l’auteur baignent dans une telle mélancolie. Au-delà de la lourdeur des ressorts psychologiques avancés pour répondre à la question (enfance malheureuse, frustration sexuelle, maladie), et l’interprétation saluée mais pourtant assez balourde d’Elio Germano, l’acteur principal, l’intérêt de ce Leopardi tient à l’esprit classique qui l’anime. Seulement voilà, à l’instar du héros, ce classicisme est bossu, et même doublement bossu, au point que cette difformité finit par devenir le principal attrait du film.
Entre deux eaux
Première difformité, première bosse. La rigueur avec laquelle Martone s’attache avant tout à inscrire la figure de Leopardi au sein d’un milieu (la famille, les salons florentins ou napolitains) pour donner à voir l’éveil de sentiments tels que la jalousie, l’amour filial et le désespoir, devrait théoriquement nous séduire. Comment expliquer alors que le film n’y parvienne pas ? Peut-être parce qu’il y a diffraction entre la mise en scène et le style : d’un côté Martone opte pour une mise en tension des rapports de force (entre des corps, dans un espace), de l’autre il force le sens des scènes par un habillage à rebours de son aspiration classique. Prenons un exemple : le jeune Giacomo planifie sa fuite du domicile familial. Sa tentative échoue, et le voilà confronté à son père et son oncle. La scène entrelace deux types de plans : 1) ceux centrés sur la conversation entre les trois personnages, dont les enjeux évoluent au gré de la place qu’occupe chacun dans l’espace et le cadre ; 2) des images mentales illustrant l’intériorité du personnage , abasourdi et ulcéré par la situation, qui s’imagine laisser libre cours à sa rage mais tempère en réalité sa colère. Dans le premier cas on met en scène, dans le second on électrise : la musique (peut-être le plus gros défaut du film), la trame sonore, et un montage ici sensualiste tendent à retranscrire une perception subjective du monde.
Deuxième bosse : les raccords. Il y a de belles idées et de beaux plans dans Leopardi, mais ils dialoguent trop peu entre eux. Le choix de figurer concrètement l’état intérieur du personnage semble nuire à la fluidité des enchaînements : Martone ne lie pas complètement les scènes les unes aux autres, mais substitue plutôt des vignettes fugaces aux raccords de sens — telle cette série de plans consécutifs à la mort d’une jeune fille secrètement aimé par Giacomo (le jeune homme s’isole dans la brume, rentre chez lui sous la pluie, reste cloué dans son lit, etc.). Non seulement l’enchaînement est saccadé, mais ces plans s’avèrent aussi fonctionnels qu’univoques : ils retranscrivent un même état psychologique en deux, trois, quatre instants, là où un seul suffirait à faire sens. Autant de petits détours qui sont des grains de sable dans l’horlogerie classique. On perd du temps, la scène suivante est différée, le lien qui la relie à la précédente est distendu. Le montage, on l’oublie trop souvent, est aussi une affaire de musicalité : il donne au film son rythme, sa pulsation, ce tempo qui nous galvanise ou nous plonge dans une langueur délicieuse, nous réjouit ou nous hante. C’est tout ce qui manque à Leopardi : de la musique et du mystère.