En guise de revival de feu la comédie italienne, Matteo Garrone, encore chaudement auréolé du succès de Gomorra à Cannes en 2008 – Grand Prix – nous livre un pensum lourdingue, méprisant envers le bas-peuple (ces imbéciles qui regardent la télé) et serti d’une réflexion rassie sur ce miroir aux alouettes qu’est la désormais bien moribonde « télé-réalité ». Pas vraiment la victoire auto-proclamée du cinéma sur la télévision.
Chaque semaine, des millions d’Italiens regardent le programme télévisé Big Brother, émission-type où une poignée de décérébrés (recalés de toutes les antichambres possibles de la célébrité, du porno aux boîtes de nuit) accepte de se laisser filmer pendant des semaines, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à glander enfermée dans un appartement. Le héros du film, un poissonnier napolitain, père de famille, escroc à la petite semaine, s’en contrefout éperdument. Puis, le jour où sa fille le convainc de passer le casting de l’émission, il se met à moins s’en ficher. La perspective d’une sélection se visse dans son crâne et finit par prendre toute la place. Refoulé aux portes du studio, il s’obstine à croire en sa bonne étoile et ne pense plus qu’à une chose : entrer dans cette petite boîte, la télévision, vers laquelle se portent tous les regards, ceux de ses proches, ceux du quartier ; entrer dans leur champ de vision et d’admiration, à côté duquel le quotidien n’a plus qu’une valeur dégradée, et devenir quelqu’un.
Matteo Garrone nous propose de suivre le fil de ce déni de réalité galopant, jusqu’à une forme consentie de paranoïa – le héros s’imagine que les décideurs sont partout, qu’ils l’observent, qu’ils peuvent encore le choisir. Il le fait sans jamais partager la foi de son personnage, sur lequel on a toujours une longueur d’avance, une hauteur de vue qui repousse sa névrose à distance hygiénique. Le spectateur est amené à suivre sa folie de l’extérieur, dans cette position confortable du non-dupe autorisé à se navrer, à compatir, à se moquer aussi de la naïveté de ce serf volontaire, et donc de toute cette classe de télémaniaques qui préfèrent, ô égarement, la télévision au cinéma.
Cette critique de la société du spectacle, aux dires du réalisateur, devait être une comédie dans la pure tradition italienne. C’est raté tant Matteo Garrone oublie à quel point le genre se nourrissait d’humilité et d’empathie. La grandiloquence de ses plans-séquences exsudent d’ambition et rappelle à quel point le cinéaste se prend terriblement, après le succès de l’inoffensif Gomorra, au sérieux. Les acteurs sont noyés dans cette quête toute personnelle de virtuosité qui vise, à coups d’amples travellings au Steadicam, à accumuler un maximum de prestance et de dignité. Garrone ne se risquerait pas à plonger ses mains dans le cambouis du genre et déchoir de sa précieuse stature d’auteur. La comédie, genre essentiellement populaire, recoupe trop peu le public qu’il brocarde. C’est ignorer qu’elle peut atteindre au plus grand des raffinements, si elle accepte sa vulgarité au sens étymologique du terme : a savoir partir de choses basses, sans chercher à se distinguer de ce qu’elle représente. Garrone a choisi d’établir une distance infranchissable entre ceux dont on rit et ceux qui rient, celle de l’Art. Il n’y a rien de plus déplaisant et, disons-le, de plus mortifère pour le rire et pour l’art, que ce retranchement dans la conscience d’une position. Dans son histoire, le cinéma italien a donné quelques chefs‑d’œuvre définitifs sur le spectacle et sur la télévision. Il est temps de s’y replonger : Ginger et Fred de Federico Fellini et, surtout, Bellissima de Luchino Visconti, cellule souche de ce pompeux, oubliable et inepte Reality.