William A. Wellman, alors qu’il n’a réalisé que quelques westerns peu révolutionnaires, est choisi par la Paramount pour réaliser un grand film de guerre dans les airs ‑quelques mois après la diffusion de La Grande Parade de King Vidor par la MGM‑, avec l’aide logistique de l’État et à la gloire des héros ailés de la Première Guerre mondiale. Sorti aux États-Unis en 1927, juste après les exploits atlantiques d’un Lindbergh déplaçant les foules, Les Ailes a sans doute donné au cinéma d’aviation ses lettres de noblesse. Mais le succès et la beauté du film ne tiennent pas uniquement à son souffle épique et patriotique, ils émanent légèrement, gravement, de la grâce mortuaire des ballets d’hommes et de machines qui, bien loin d’une imagerie politique simplette, presse le tragique jusqu’à la sublimation.
L’attrape-Fokker
Avant de découvrir l’azur guerrier des terres européennes, Jack construit sa voiture, attendant la conscription avec impatience, tandis que la voisine, Marie, cherche le moindre signe de tendresse. Sa rivale, Sylvia, petite fille venant de la ville amoureuse de l’héritier doré du canton, David, semble jouer de la rivalité de ses deux soupirants. Si Les Ailes s’ouvrent sur un ton vaudevillesque assez classique, Wellman donne dès les premières images une idée chorégraphique du cinéma : autour de la voiture, sur une balançoire, la gesticulation des corps est déjà une danse dont les effets de basculement et de profondeur donnent la sensation de vertige. Et l’on se prend, naïvement, à croire que le patriotisme ambiant, la glorification des héros modestes et salvateurs aura tout du long la même légèreté, le même rythme imparable de la comédie qui sait mêler le sentiment de déception à celui de la félicité attendue.
Rien de tel. Plus qu’une tragédie brutale, Les Ailes fait preuve d’un attachement à la nuance : le détail comique ne révèle rien, il déploie l’événement et son contexte. Mine de rien, l’appel sous les drapeaux est d’abord l’adieu des parents à leurs enfants. Mine de rien, la guerre héroïque commence par la ridiculisation du racisme anti-hollandais (bien vivace dans les années 1910) et, moins ouvertement, sur l’allégeance un peu facile à la bannière étoilée. Il ne s’agit pas de faire du film de Wellman un étendard politique plus critique qu’il ne l’est ‑le pacifisme y est tout de même moins vivace que dans le J’accuse d’Abel Gance‑, mais, partout, le contrepoint existe. La première image appelle son approfondissement, et les prouesses techniques du film ne l’empêche pas de chercher, un peu partout dans le champ, des témoignages de l’expérience humaine.
Le sang des copains
Après les vols d’entraînement de Jack et David, tous deux envoyés au front, c’est le mouvement descendant qui prime. Il y a, certes, les envolées premières qui alignent les machines comme les hommes sur le ciel et aplanissent les différences sociales et affectives. Mais il y a aussi le rapport de la ligne au plan, de l’avion au sol qui, dans un mouvement répété, gradué, achève son ballet enflammé dans une explosion et soulève la terre. Bien loin d’une idéalisation de la guerre, Les Ailes enferme l’héroïsme dans un réalisme étonnamment cru pour 1927. Les cascades ailées abattent l’ennemi comme l’ami : l’air même est obscur, flouté, privé de sa fonction purificatrice et revitalisante, obscurci par le vacarme militaire. La tranchée a contaminé le ciel, ne formant plus q’un vaste halo dont l’humanité ne transparaît qu’au travers de cadavres laissés par ceux qui vont mourir.
La front imprègne aussi l’arrière. Lors d’une scène de permission, introduite par un travelling d’une profondeur impressionnante ‑la joie et l’attente‑, le tragique, sans reprendre tout à fait ses droits, dissout l’onirisme. Du rêve de Jack, embrumé de champagne et d’un désir qui lui ferait oublier le meurtre permanent, il ne restera dans la dernière partie qu’une teinte bleutée à la beauté mortuaire. Avant les trompettes de la victoire, il y a le feu des mitraillettes ; avant la maison familiale, il y a le cimetière. La force d’une telle tragédie réside sans doute dans le fait qu’elle n’oublie pas d’en montrer les effets et qu’elle n’abandonne pas non plus la possibilité d’un retour du comique. L’audace de Wellman est entière : ses images forment un terrain d’expérimentation dans la mise en scène comme dans l’écoulement dramatique. Car les amoureux tuent et meurent aussi.