Après une rétrospective magnifique lors du dernier Festival Lumière de Lyon, l’œuvre de William A. Wellman, cinéaste tout aussi prolifique que mésestimé, accède à une reconnaissance méritée avec la ressortie de La Ville abandonnée (Yellow Sky, 1948, librement inspiré de La Tempête de William Shakespeare), western âpre et sec que n’auraient pas renié Sam Peckinpah ou Samuel Fuller.
« Wild Bill » Wellman, comme aimaient à l’appeler ceux qui l’avaient côtoyé, est plus connu pour ses films de guerre et de gangsters. Wings (1927), le film que lui inspira sa propre expérience de pilote sur les as de l’aviation américaine durant la Grande Guerre, lui valut l’Oscar du meilleur film – le seul jamais attribué à un film muet. On lui doit aussi les portraits de mauvais garçons des années 1930 : de l’inoubliable James Cagney dans L’Ennemi public (Public Enemy) en 1931 aux petites frappes de Wild Boys of the Road en1933. Touche-à-tout et fort en gueule, Wellman fit pourtant quelques incursions dans le Western, un genre avec lequel son humanisme sans fard ni sentiments trouva sans aucun doute ses plus belles métaphores. Cinq ans après L’Étrange Incident (The Ox-Bow Incident, 1943), violente diatribe contre la peine de mort et la bêtise humaine, avec Dana Andrews et Henry Fonda, Wellman vient à nouveau éprouver les codes du genre. À travers une bande de truands dévorés par la cupidité au point de troquer la fraternité qui les unit contre quelques sacs d’or, La Ville abandonnée déploie des motifs alors rarement explorés, ceux d’une Amérique crasse où la convoitise mine les rapports humains et où les femmes et les vieillards font preuve de plus de courage que les cow-boys, mercenaires d’une espèce nuisible.
Pour preuve, à la tête de ce gang des grands espaces, James « Stretch » Dawson est incarné par un Gregory Peck hirsute et nauséabond à l’image de sa horde sauvage : « Dude » – Richard Widmark, remarquable de duplicité et aussi terrifiant et brutal que le Tommy Udo psychotique qu’il interprétait dans Le Carrefour de la mort (Kiss of Death, 1947), Bull Run (Robert Arthur), Lenghty (John Russell), Half Pint (Harry Morgan) et Walrus (Charles Kemper), tous excellents en seconds rôles affûtés. L’action se situe en 1867, après la fin de la guerre de Sécession, dans la Vallée de la Mort où le film fut effectivement tourné en douze jours, là même où Stroheim tourna le duel qui oppose Marcus (Jean Hersholt) à McTeague (Gibson Gowland) dans Les Rapaces (Greed, 1924). Le même soleil de plomb manque de terrasser la bande de pillards qui fuit les hommes du Sheriff d’une petite ville où ils viennent de dévaliser une banque. Acculés par leurs poursuivants, les fuyards n’ont d’autre choix que de traverser le désert. La même haine cupide finira par les faire s’entretuer.
Adapté d’un roman de W.R. Burnett, le scénario de Lamar Trotti – également scénariste de L’Étrange incident et producteur principal de La Ville abandonnée – ébauche des scènes d’une rare violence pour l’époque. Celles-ci sont d’autant plus fortes qu’elles viennent rompre l’apathie qui frappe les personnages sous le soleil d’Arizona, au cours d’un Western en huis clos que Gregory Peck, évoquant les indications de Wellman, qualifiait de « western intimiste ». Il n’est pas anodin que ces mercenaires soient aussi d’anciens sudistes, vestiges d’une guerre civile dont les traces doivent disparaître pour fonder une nouvelle nation. Comme souvent chez Wellman, c’est un monde de déclassés, de « héros à vendre », dans lequel évoluent des hommes en mal d’idéaux. Symbole de cette déliquescence, la ville fantôme, épave échouée aux confins du désert où trouvent refuge Stretch et sa bande après des jours d’errance et de soif. Cette ville est un vestige de la ruée vers l’or, comme un mirage évaporé qui continue pourtant de susciter la convoitise des truands. La photographie de Joe MacDonald contribue beaucoup à l’expressivité ahurissante de ces paysages rocailleux et de cet horizon sans bornes à une époque où le Cinémascope était encore un procédé ignoré des studios. La topographie impossible du désert et ces villes-épaves grignotés par les sables prennent une valeur narrative et racontent l’effritement d’un rêve américain bâti sur des promesses sans lendemain.
Épuisés et assoiffés, Stretch et ses hommes parviennent aux abords d’une ville fantôme où une frêle jeune femme au caractère bien trempé, Mike – Anne Baxter, tomboy à la gâchette facile, à l’opposée de la grâce toute féminine de son rôle futur dans All about Eve de Mankiewicz (1950) – manque de les abattre. À contre-pied des figures viriles du western, Wellman réalise un très beau portrait de femme à travers Mike, cow-girl qui monte à cheval et traite les hommes par le canon de son fusil. Mike n’a rien du trophée que le vainqueur du duel emmènerait sur son cheval dans le couchant quand elle tient Stretch en joue à travers le viseur de son arme. Ce plan subjectif à travers le canon du fusil inspira sans doute à Fuller le même cadrage dans Les Quarante Tueurs (Forty Guns, 1950), un film où le personnage de Jessica Drummond incarné par Barbara Stanwyck pourrait être une petite sœur de Mike. Wellman avait une réputation de machiste (il se livrait sans cesse à des blagues sexuelles sur ses tournages), ce qui ne l’empêcha pas, tout au long de sa carrière, de donner aux femmes de vrais rôles d’envergure, comme dans Convoi de femmes (Westward the Women, 1951), Safe in Hell (avec Dorothy Mackaill), ou Night Nurse (avec Barbara Stanwyck).
Western atypique à l’image grandiose et aux dialogues arides, servi par un casting sans fausse note, La Ville abandonnée mérite qu’on rende à Wellman l’hommage qui revient à ce cinéaste sans compromis, qui quitta sans adieux ni regrets Hollywood le jour où il considéra qu’il ne jouissait plus de son entière liberté.