The Story of G.I. Joe s’inspire des écrits d’Ernie Pyle entre 1943 et 1945, ce correspondant de guerre qui partageait la vie des troupes américaines sur le sol européen et consignait leurs récits sans lauriers dans ses carnets. Leur adaptation au cinéma valut à Wellman le respect de Samuel Fuller, un autre vétéran qui vit là l’un des plus grands films de guerre, tout autant que celui des G.I’s dans le Pacifique à qui le film fut projeté dès sa sortie en 1945. Restauré et accompagné d’un essai remarquable de Michael Henry Wilson sur la genèse de ce trésor de réalisme et d’humanité sans fard, Les Forçats de la gloire est enfin édité en DVD dans la collection « Classics Confidential » de Wild Side.
Les chroniques de guerre de Pyle étaient les plus lues à travers le continent américain, sans doute parce qu’elles rendaient justice à la réalité des combats et des souffrances endurées par les boys là-bas dans la lointaine Europe, sans rien céder à un patriotisme de bonne figure. Ernie Pyle, mélange de Samuel Fuller et de Jack London, journaliste ayant à cœur d’écrire la vérité des combats quitte à y laisser sa peau, prétendait « adopter le point de vue du ver de terre ». William Wellman, convaincu de se rallier au projet par le journaliste, aura retenu la leçon. Lui qui avait bâti sa réputation sur ses prouesses d’aviateur frisant l’inconscience durant la Grande Guerre aussi bien que sur son premier succès en tant que réalisateur, Wings (Les Ailes, 1927), ballet aérien chorégraphié avec une minutie de maniaque, troqua le ciel des aviateurs contre la boue des fantassins. De la caméra majestueuse et virevoltante de Wings, Wellman revint sur terre, sinon sous terre, pour filmer une vie de chiens, celle des dog faces de l’armée de terre. L’histoire de ces sans-grades, les « fourmis » comme les appelait Sam Fuller – lui-même simple soldat dans la première division d’infanterie durant la guerre, est celle du lieutenant Walker et des hommes de la compagnie C. Elle débute au milieu de nulle part, dans une plaine désertique d’Afrique du Nord où les bleus se préparent à leurs premiers combats. Un chiot trouvé là et adopté comme mascotte de la compagnie (baptisé « l’Arabe ») suivra leur périple et passera de main en main tandis que ses propriétaires successifs périront sous les balles. C’est une histoire de troufions, sans cartes d’état-major, sans généraux haranguant leurs troupes et montrant l’exemple en se jetant les premiers dans la bataille, sans réunions au sommet et idéologies en drapeaux. C’est une histoire vraie en somme.
À cet égard, le découpage du film fait preuve d’une grande modernité : en adoptant le rythme nécessairement subjectif et elliptique des chroniques de Pyle, il suggère un inlassable recommencement de la guerre, comme si celle-ci n’avait plus d’autre enjeu que de s’alimenter elle-même. À la progression implacable des récits de bravoure du cinéma de guerre, Wellman substitue l’ellipse et l’impressionnisme de tableaux qui suggèrent une violence infinie. Procédé remarquable, il n’interrompt pas son film avec la fin de la guerre, mais laisse l’histoire de ces hommes en suspens. Bertrand Tavernier écrivait à juste titre dans Positif en 1971 : « Les soldats de Wellman pissent, marchent, mangent, creusent des trous, remarchent, recreusent des trous et ne comprennent jamais ce qui se passe ». Un même souci d’honnêteté anime Pyle et Wellman, eux qui ont chacun traversé une guerre et répugnent à trahir la mémoire des morts. Wellman aura retenu de l’écriture sans scories de Pyle qu’il vaut mieux montrer moins que trop : il évite habilement de mêler les larmes au sang, ne transforme pas les morts en martyrs, et les relègue le plus souvent en hors-champ, à l’image du premier soldat de la compagnie abattu par un tir d’avion sur le convoi avant même le début des combats. La caméra balaie les visages fermés des hommes mais ne révèle le corps replié sur lui-même au bord de la route que dans le plan suivant, tandis que le convoi redémarre et s’éloigne du lieu de l’attaque. « Le premier mort est toujours le pire » explique Walker à Pyle, les suivants disparaîtront de la même façon, pour ne simplement jamais réapparaître dans le cadre. Pyle seul se charge de leur rendre un nom et une histoire dans ses chroniques, tandis qu’il ne reste plus d’eux qu’une petite plaque de fer (les fameuses dog tags) clouée sur une croix de bois.
Cette manière d’épurer le récit d’images trop éloquentes vaut aussi pour la bande-son, signée Ann Ronell, et plus encore pour l’interprétation des personnages. À commencer par Burgess Meredith dans le rôle d’Ernie Pyle. Outre la ressemblance physique entre les deux hommes, qui marqua les critiques de l’époque, Meredith livre une vision assez juste du petit gars de l’Indiana, que les jeunes troufions appelaient « papy » (il a quarante-trois ans au moment de la guerre), parce qu’il partageait sans se plaindre leur quotidien. De leur rencontre au cours du tournage, Meredith garda l’image d’un homme profondément dégoûté par la guerre. Pyle perdit la vie trois mois avant la sortie du film, au Japon, où il poursuivait son travail de correspondant. La vraie révélation du film reste pourtant Robert Mitchum, qui n’avait jusqu’ici accumulé que de petits rôles dans quelques séries B. Sa voix grave et traînante et son air de ne pas y toucher, sa mélancolie cynique assortie d’un penchant pour l’alcool et l’humour noir, donnent au personnage de Walker cette espèce de courage insolent rongé de culpabilité et lui valent une nomination pour l’oscar du meilleur acteur dans un second rôle.
À l’œuvre de Wellman, ressortie cet automne à l’occasion d’une rétrospective qui lui était consacrée par le – désormais irremplaçable – Festival Lumière de Lyon, l’éditeur apporte deux éclairages essentiels : un essai plein d’anecdotes savoureuses sur l’origine du film signé par Michael Henry Wilson, et un documentaire de John Huston sorti la même année, La Bataille de San Pietro, véritable contrepoint documentaire à la fiction de Wellman. La correspondance de ces deux témoignages d’une rare acuité sur la guerre n’échappa pas à James Agee pour qui ces deux films marquèrent l’année 1945. Cowan, le producteur du film à l’origine du projet, avait d’ailleurs approché John Huston pour la réalisation de The Story of G.I. Joe, connaissant son goût du risque et de l’aventure, mais celui-ci déclina l’offre, trop occupé par le montage de son documentaire sur les combats de San Pietro qu’il avait filmés en première ligne, caméra 16mm à l’épaule. Wellman n’hésita pas à inclure dans le montage de G.I. Joe des images d’archives tournées par Huston. Pour accuser encore le souci de réalisme, il obtint une permission pour quelques cent cinquante soldats rentrés de la campagne d’Italie, qui jouèrent leur propre rôle aux côtés de Mitchum et Burgess. Wild Bill, qui s’était pris d’affection pour ces soldats en permission qu’il appelait ses « gosses », refusa toujours de revoir le film (qu’il considérait pourtant comme le meilleur de toute sa carrière), préférant se souvenir des moments heureux partagés avec eux sur le tournage avant leur départ (et bien souvent leur mort) sur le front du Pacifique.
L’ouvrage de quatre-vingts pages de Michael Henry Wilson offre un complément essentiel au film en revenant sur les nombreuses contributions au film. Une batterie de scénaristes se seront escrimés à retranscrire la plume de Pyle à l’écran. Bien avant que Wellman ne rejoigne le projet, le producteur Lester Cowan, emballé par les récits d’Ernie Pyle, aura cherché sans succès un scénariste capable de les transposer au cinéma. Arthur Miller, encore inconnu alors, est approché, mais son idéalisme, faisant primer les enjeux idéologiques de la guerre sur ses morts anonymes, se heurte au pragmatisme de Pyle et des soldats de l’armée de terre qui font face au quotidien des combats avec un fatalisme mêlé de courage. Miller et Pyle appartiennent à deux mondes différents, et le premier dira du second que « la vérité était son obsession ». Plusieurs scénaristes après Miller tenteront sans succès d’adapter les chroniques de Pyle, dont Alan Le May (l’auteur de La Prisonnière du désert et Le Vent de la plaine), Herbert Kline et même Joris Ivens (dont le réalisme dans Spanish Earth avait convaincu Cowan qu’il serait plus proche du ton et du style de Pyle), aucun d’eux n’apparaissant au générique final. Sans compter que durant les quelque cinquante jours de tournage en studio (les ruines du village de San Vittorio sont créées à partir de la démolition d’une cathédrale que Cecil B. DeMille avait fait construire pour Les Damnés du cœur en 1928), Wellman ne cessera d’ajouter des plans et d’en supprimer d’autres. Robert Aldrich, premier assistant-réalisateur sur le film, retiendra de son expérience auprès de Wild Bill sa façon de régner sans partage sur le plateau : « il dominait tout le monde, physiquement, mentalement, totalement ».
The Story of G.I Joe est un peu à l’image de tous ses géniteurs : implacable dans sa construction et son réalisme sans fard à la manière de Wellman, à même les mots de Pyle dont l’esprit et le style sont justement ressuscités, cru et plein d’un humour teinté de désespoir à l’image de Mitchum… et encore faudrait-il parler de la mémoire des dog faces dont il peint le visage et porte la voix à chaque plan.