Après les minauderies d’Artémis cœur d’artichaut, incompréhensiblement porté au pinacle (y compris chez nous) en dépit de tics « jeune cinéma français » assez horripilants, ce n’est pas que l’on s’attendait au pire, mais un peu quand même. En trois contes pour adultes (Avenue de l’Opéra, Artémis et Petit lapin) mitonnés dans un académisme nostalgique dont on connaît trop bien la recette (fantaisies buissonnières, Super 8, fatras de mise à distance et ressac des mêmes bluettes entre filles pour se donner des reflets contemporains), Hubert Viel avait fini par incarner la tendance du jeune cinéma français consistant à filtrer la Nouvelle Vague (Godard, Rohmer, et surtout Rozier) pour n’en garder que l’imagerie. Drôle de jeunesse maniériste dont l’esprit vient moins du punk, comme elle voudrait parfois nous le faire croire, que d’un fétichisme pantouflard, employé à expurger l’insolence d’un cinéma qui, en réalité, ne parlait que de ça (surtout Godard). À l’heure où la jeunesse cherche dans le recyclage des mythes de quoi alimenter ses croyances (tendance à laquelle Une jeunesse allemande et Le Grand Jeu apportent un heureux démenti, prouvant que le politique n’est pas qu’une préoccupation condamnée à sentir les années Giscard), on aurait tort de regarder ces films bénins (ils sont légion dans les festivals de courts) d’un air trop indulgent : car c’est par l’attendrissement que ce cinéma « petit lapin » concourt à neutraliser notre réflexion. Bref, c’est peu dire qu’en exploitant grosso modo les deux grands motifs de son univers peuplé de femmes-enfants, l’idée « trognon » d’un long métrage d’Hubert Viel sur les femmes au Moyen-Âge exclusivement joué par des kids n’avait rien de rassurant.
Au recommencement étaient les filles
Dans un pavillon en crépi beige, typique de ces banlieues résidentielles dont les tuiles anthracite commencent à pulluler dans le court-métrage français, trois fillettes découvrent qu’au Moyen-Âge les femmes n’étaient pas forcément réduites aux rôles de princesses, d’esclaves ou de sorcières auxquels on les croyait confinées. C’est ainsi que les petites héroïnes, accompagnées de trois garçons de leur âge, s’embarquent dans l’Histoire de France pour rejouer le destin méconnu du sexe faible. Et alors que l’on s’apprêtait à cocher tous les gimmicks de ce cinéma gouzi-gouzi, contre toute attente Les Filles au Moyen-Âge les enjambe un à un. Pourtant, à première vue rien n’a changé : toujours le même romanesque vaguement féministe, le même merveilleux polisson, les mêmes marottes passéistes, à ceci près que cette fois-ci, la figure du Christ s’invite sous les traits de vrais enfants, charriant un esprit franciscain sans bondieuseries dont il faut saluer l’incorporation. Car l’élan d’Artémis, que l’on serait tenté d’habiller d’un costume libertin qui ne lui irait pas si bien, cachait en réalité le fantasme virginal d’un cinéaste obsédé par l’innocence. C’était pourquoi Kalie, l’acolyte sexuée d’Artémis, finissait dans le lit de cette dernière : bouclant son récit d’apprentissage sous la couette, après expulsion de tous les mecs. Sous la couette et non par une scène saphique, c’était tout l’enjeu de cette fin de partie pudique où le narrateur (Hubert Viel) faisait vœux de chasteté. Plutôt la douceur d’une amitié lesbienne, donc, que le poids d’un dépucelage. Destin qui préfigurait celui des deux naïades du Mercuriales de Vernier (ainsi que sa Jeanne d’Arc, dans Orleans, concomitant d’Artémis), qu’aucun mâle ne parvenait à séduire malgré leurs tentatives. Affinité féministe conduisant logiquement à la question suivante : plongeant ses héroïnes dans le sérum régénérant de la mythologie, ce jeune cinéma français-là s’emploierait-il à castrer les garçons ? Ou, du moins, à moraliser la jeunesse à travers la revanche des filles ?
En tout état de cause, c’est ce que porte à croire la courbe d’Hubert Viel. Récapitulons. D’une histoire d’adultère sans méchanceté (Avenue de l’Opéra) aux gamineries en roue libre de Petit lapin, en passant par l’escapade d’une vierge (Artémis), une figure s’évapore peu à peu jusqu’à disparaître complètement des Filles au Moyen-Âge : celle de l’adulte – et avec elle la possibilité de prendre l’Histoire (mais aussi le politique, le sexe et toute vision dramatique du monde) trop au sérieux. En ce sens, le cinéma d’Hubert Viel est un peu la version Pomme d’Api de celui de Vernier : les deux incarnant à merveille ce jeune cinéma français qui, plus ou moins érotique (plus chez Vernier, moins chez Viel), plus ou moins talentueux, refuse opiniâtrement de passer à l’âge adulte. C’est ainsi que cette petite génération, à laquelle pourrait se greffer Héléna Klotz (sous réserve d’autres films, après L’Âge atomique), échafaude l’utopie plus ou moins consciente d’une fraternité primitive – d’avant le politique. D’où peut-être le retour systématique aux mamelles du mythe, lequel, assez lointain, reste hors d’atteinte des préoccupations trop adultes (donc trop réalistes, trop hiérarchiques, trop masculines aussi et trop sexuées) d’une politique à laquelle la jeunesse ne croit plus. Au fond, sous couvert de remettre les pendule à l’heure féminine, ce cinéma ne cherche pas vraiment à professer sur le monde, ni même à le renverser (aucun germe entropique chez Hubert Viel, bien au contraire), mais à puiser dans l’eau de ses racines ce qui lui permettrait de prendre une autre tournure.
Prêche pour le futur
D’où Les Filles au Moyen-Âge. Et d’où l’idée judicieuse de remettre la chrétienté au cœur d’une relecture féminine de l’Histoire de France, arrondissant les figures de la religion (moines, apôtres, pauvres et Jésus lui-même) sous les traits joufflus de six petits prodiges. Évitant l’écueil du réquisitoire contre le paternalisme chrétien (sans pour autant l’occulter totalement), Hubert Viel toilette ainsi son athéisme d’un peu de tolérance et caresse l’espoir d’une réconciliation entre la jeunesse française et son passé. Vision d’autant plus précieuse qu’elle ne sombre jamais dans la négation du patrimoine, apportant simplement un éclairage alternatif sur des épisodes comme la légende d’Euphrosyne, le baptême de Clovis ou l’amour courtois. Moins trognon que pédagogue, moins gratuitement foufou qu’authentiquement ludique (pas trop tôt), Les Filles au Moyen-Âge fait enfin entrer Hubert Viel dans le circuit fédérateur des contes pour enfants. Évolution d’autant plus heureuse qu’elle offre ici le recul allégorique qui manquait à Artémis. Il n’en fallait pas plus pour que sa fantaisie, hors du copinage dans lequel le réalisateur semblait condamné à fomenter ses intrigues, accouche du catéchisme new age à quoi ses préoccupations le portaient depuis ses débuts.
La vraie force du film – outre la présence d’un Michael Lonsdale souverain dans son office de trouble-fête de l’Histoire officielle – repose sans surprise sur la direction des enfants. L’inverse eut été étonnant, mais le pari n’était pas gagné d’avance. Réalisateur de films enfantins, Hubert Viel le sait sans doute mieux que personne, et les actrices de ses premiers films n’y peuvent pas grand-chose : si la vérité ne sort pas toujours de la bouche des enfants, du reste sont-ils les meilleurs pour ne pas la travestir des affectations du jeu trop conscient des adultes. C’est pourquoi, une fois passée la phase cruciale du casting – qui conditionne pour moitié la réussite du film –, une fois trouvés les six marmots capable de refléter tout le sérieux dépensé pour ne jamais vraiment l’être, et tout le plaisir pris à faire renaître un Moyen-Âge moins moyenâgeux qu’on ne le croyait, Les Filles au Moyen-Âge parvient sans effort à nous faire gober à peu près tout. On sait combien le charme des contes réside autant dans la fable qu’entre les mains de l’interprète, et il faut saluer le polissage auquel Viel s’est livré en dépouillant son style du jeunisme qui le guettait – retranchant non seulement ses apartés insupportables, mais surtout ses grigris DIY et les enfantillages, qui faisaient presque passer ses acteurs pour des attardés. Pour l’heure, rien de vraiment neuf sous le ciel du (plus si) jeune cinéma français, mais voir l’un de ses auteurs rectifier le tir au point de faire honneur à un statut de « promesse » que l’on jugeait usurpé, ce n’est déjà pas si mal.