La France n’a jusqu’ici pas tellement été concernée par la mode des films et des séries « doudou », ces œuvres, qui, depuis Super 8 (2011), puisent une partie de leur attrait dans la nostalgie des années 1980. C’est désormais chose faite, de façon minimale, avec Louloute, le beau film de souvenirs d’Hubert Viel. Louise, atteinte de mélancolie aiguë, se remémore son enfance à la ferme, quand ses parents étaient encore ensemble et qu’on l’appelait Louloute. Aucun détail d’époque n’échappe à la caméra 16 mm du cinéaste : des livres de la bibliothèque rose à la découverte subjuguée de Ken le Survivant sur le club Dorothée, en passant bien sûr par un défilé coloré de gros pulls en laine. Mais à cette atmosphère résolument « confortable », décuplée par le regard hyper sensible du personnage principal, Viel a l’intelligence d’ajouter plusieurs couches d’amertume. La faillite de la ferme, condamnée par sa taille modeste et la baisse constante du prix du lait, est ainsi observée avec précision par le cinéaste, tandis que le noyau familial, dans toute sa complexité, constitue le cœur du film. Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu une famille, ce grand sujet du cinéma français, aussi bien brossée : chaque personnage existe immédiatement d’une façon si authentique qu’on ne peut que soupçonner la part autobiographique du film. Les relations sont ambigües, les scènes passent brutalement des regrets à l’euphorie, les répliques inattendues fusent et sonnent juste : en somme, la famille vit, et le film se remplit de cette vitalité.
Dix ans après Un monde sans femmes, Laure Calamy brille à nouveau dans un rôle de mère. La complexité de son jeu repose sur une certaine aisance à passer d’un niveau de tension à un autre, ce qui fonctionne particulièrement bien ici puisque le personnage tente, tant bien que mal, de dissimuler sa tristesse à ses enfants. Ce sont cependant avant tout les prestations des trois enfants, et principalement celle d’Alice Henri, qu’il faut saluer. Toujours l’air un peu ailleurs, comme si elle savait quelque chose que les autres ignorent, elle parvient parfaitement à retranscrire le bouillonnement du trop-plein d’émotions de Louloute. C’est ici qu’Hubert Viel renoue avec le meilleur des Filles au Moyen-Âge, qui reposait beaucoup sur le talent de ses très jeunes actrices et la manière dont le cinéaste les dirigeait. Il délaisse en revanche son étrangeté un peu kitsch, à une scène de cauchemar près, d’abord embarrassante avec ses lumières trop vives, mais qui dans la durée parvient à capturer de véritables sensations confuses de rêve, comme Guiraudie a pu le faire dans Pas de repos pour les braves ou Le Roi de l’évasion. Toute la construction du film, poreuse, est liée aux affects de Louloute, prise dans un entrelacs de souvenirs qui prend la forme d’une fugue. Des plans au steadicam accompagnent ainsi différentes fuites (vers, ou depuis le passé) qui rompent avec le reste de la mise en scène, plus fixe. Qu’importe alors si le récit lutte un peu avec les allers-retours entre présent et passé, signe d’un scénario ambitieux légèrement délaissé, tant l’édifice du souvenir est immense, et l’émotion suscitée éminemment proustienne. Au point qu’à la fin du film, dans une scène remarquable, Louloute adulte s’évanouit à cause du surgissement d’un élément du passé : alors que son frère et sa sœur paniquent, on entend pour la première fois le personnage s’exprimer en voix-off et nous expliquer qu’elle ne s’est en réalité jamais sentie aussi bien. Son bonheur est bouleversant.