Depuis Flics, co-réalisé avec Ilan Klipper, on sait à peu près en quoi consiste le travail de Virgil Vernier. Ce travail, il est balzacien – c’est-à-dire qu’il est topographique, sociologique, sentimental. Un lieu, une idée, des histoires autour. Pièce par pièce, l’homme derrière Pandore a ainsi bâti, en une poignée de projets composites, un cinéma prometteur dont les promesses s’avancent toujours calmement, par une porte dérobée mais au milieu du monde ; un cinéma au sein duquel prévaut une patience et un goût pour le microcosme qui, s’ils n’ont rien d’originaux, achèvent de servir un regard à la précision proprement irrésistible. Ce regard se pose aujourd’hui sur deux jeunes strip-teaseuses orléanaises.
Orleans jouit d’une qualité rare : celle de paraître embryonnaire, et cependant totalement abouti. Œuvre de fulgurance et de tranquillité, où le caractère ramassé du tournage (cinq jours, qui dit mieux ?) n’empêche nullement amplitude et variations narratives de s’ouvrir en perspective. À l’instar de Commissariat, il s’agit ici de quadriller des lieux pour ensuite recueillir ce qu’il s’y charrie d’histoires intimes. Et de sa périphérie à son centre-ville, d’une petite boîte de strip-tease jusqu’à une imposante fête médiévale, Orleans reconduit ce principe de balisage et d’absorption en progressant par scènes autonomes et grandes échappées, dans un récit qui ne court après aucun dénouement, mais se laisse dérouler comme une simple pente où faire couler des énergies variables. C’est une approche du monde qui est aussi mise en scène. Une mise en scène simple, installée, frontale, qui s’étale aussi naturellement sur le réel que l’encre sur le buvard. Une mise en scène qu’on oserait presque apparenter, au moins dans l’esprit, avec les fertiles propositions narratives de Rabah Ameur-Zaïmeche ou même de Hong Sang-soo, cinéastes très éloignées en apparence mais avec lesquels, et toutes proportions gardées, Vernier partage au moins deux choses. Déjà, sa douceur : celle qui consiste à ne jamais exiger de ses scènes qu’elles n’offrent plus que ce qu’elles ont à offrir. Un peu comme chez le trublion franco-algérien et le maître coréen, il y a chez cet ancien élève des Beaux-arts cette manière de déployer des séquences comme on sécherait son linge au grand air, préférant à l’essorage du monde au forceps un processus d’évaporation subtile des éléments. Ensuite, et c’est le plus important, cette forme libre (c’est-à-dire, et littéralement, jamais prisonnière de quoi que ce soit, notamment de son dispositif) donne à ses objets un air d’éternelle fraîcheur malgré la réitération des motifs et des procédés. Manière de piéger le réel sans lâcheté ni fourberie, par l’entremise d’un filet large et visible dont les mailles distendues ne cèdent en rien à la précision du geste.
Orleans est un petit film, mais un petit film qui loin de chercher à s’étendre plus que de raison (prenant même un malin plaisir à durer tout juste moins d’une heure), donne l’impression de naître par hasard : après quelques plans de la cité du Loiret à moitié éteinte, on entre dans la boîte de strip-tease comme on aurait pu s’introduire ailleurs. La simplicité de ce cinéma est là, sa constante qualité aussi : dans cette volonté de se contenter de peu et de ne jamais en faire des tonnes, dans cette façon de s’accommoder de chaque durée, de chaque situation, de chaque lieu – du reportage provincial à la confession de chambre, de la cérémonie religieuse à la lapdance. D’où l’agréable sensation que le film ne force jamais sa marche, mais dérive méthodiquement. Navigation subtile au sein d’un récit économe et pourtant très feuilleté, moitié rébus moitié palimpseste : au début, des gravures de Jeanne d’Arc se juxtaposent sur fond de musique électro ; en plein mitant, une strip-teaseuse rencontre un avatar de La Pucelle dans les bois ; à la fin, un spectacle high tech rejoue son martyre à même les murs de la cathédrale de la ville. Film expérimental, fiction naturaliste, conte médiéval, documentaire, tout circule et se confond, se répand à son aise dans Orleans.
Quand on ne veut rien édifier, il faut trouver. Et pour trouver, il faut chercher au bon endroit. De là ceci : Orléans. Ville d’histoire et ville anonyme, terrain idéal pour accueillir ce film en creux – préférant au bruit l’écho, à l’impact de la matière brute la vibration de la résonance. En cela, précisons que ce cinéma court parfois le risque d’être trop fugitif, peut-être négligeable. Mais d’un autre côté, cette évanescence confère à l’objet cette force de réverbération qui sait si bien se fondre dans la vie, et se rappeler ponctuellement à son souvenir, comme un parfum dans l’air qu’on pensait avoir oublié. On aurait tort ainsi de bouder notre plaisir devant ces films qui documentent le monde avant de remplir une filmographie, films dont la discrétion fait la force tranquille, et qui chaque fois trouvent dans le réel le plus trivial de quoi répondre à nos attentes de spectateurs les plus élémentaires : un peu de bavardage, un peu de rêve, un peu d’histoire, un peu de masculin/féminin, un peu d’amour forcément. Vernier ouvre des portes, il ne les défonce jamais. Il investit des lieux parfois inédits, mais refuse toujours de les mettre cul par-dessus tête. Son geste manque souvent d’ampleur, il n’en est peut-être que plus précis. Jamais il ne confond liberté avec désinvolture, expérimentation avec caprice. On peut sourire à la simplicité ; on peut aimer aussi.
Enfin, reste Jeanne d’Arc, figure sur laquelle s’ouvre et se clôt le récit, pierre angulaire elle aussi idéale pour cet exercice d’ondoiement de signes et de correspondances. De la naïveté de quelques gravures au hiératisme d’une statue, c’est peu dire que cette mère de la nation aura été déclinée dans tous les tons et toutes les formes, aura circulé dans les corps et les espaces, aura illuminé les murs de la ville, flâné dans ses bois périphériques, et finira naturellement par attirer nos deux héroïnes. Dès lors, difficile d’esquiver le cœur du film : son portrait de femmes. Au pluriel parce qu’elles sont deux : Joane et Sylvia, la vingtaine, strip-teaseuses. Au pluriel parce qu’à travers elles, et sous l’égide de la Sainte-Jeanne, c’est à une plus ample composition que se lance Vernier. Celle, qu’on nous passe l’expression un poil pompeuse, d’une certaine malédiction de la femme moderne, de la femme à l’heure du libéralisme : son martyre silencieux et acceptable, son brûlement sans fin. Orleans parle même précisément de ça : d’une oie blanche de province qui a Paris en tête et dont les rêves de paillettes vont se projeter dans cette incandescente figure de l’héroïsme. Joane voudrait dire : « Jeanne d’Arc, c’est moi ». Il est aussi vrai que beaucoup voudraient dire : « Jeanne d’Arc, c’est moi ». Curieux paradoxe pour ce symbole de la résistance – qui avait fait de l’opiniâtreté sa force de caractère, et dont l’icône revêt pourtant aujourd’hui un caractère proprement élastique : de l’anarchisme au nationalisme, du militaire au féminisme, tout le monde sollicite Jeanne d’Arc, tout le monde voudrait l’être. Et pourtant personne ne peut.
Figure insaisissable, Jeanne d’Arc est une icône qui vaut surtout comme symbole de rassemblement. Et de l’élasticité de ce porte-étendard – qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec de l’indécision – Vernier en tire parti pour agglomérer différentes déclinaisons du matériau historique, qui toujours chez lui ouvre sur des voies multiples, méprise les hiérarchies, se diffracte vers d’inattendues directions : l’histoire est à la fois quelque chose d’universel, de douteux, de folklorique, de ludique, de festif, de politique (Orleans va sortir le 1er mai, le jour même du rassemblement du Front National devant la statue de la Pucelle). Aboutissement de ce processus de décantation et d’hybridation : l’alchimie foraine. Avec une souplesse remarquable, Vernier semble ainsi célébrer le mariage des différents registres de son cinéma : la fantaisie médiévale (L’Oiseau d’or), le documentaire institutionnel (Flics), le film de bavardage (Thermidor), l’observation allégorique des protocoles (Pandore). Ni documentaire ni fiction, Orleans est une sorte de film in situ, où aucun système ne viendrait s’appliquer sur le réel pour lui imposer ses règles, mais où il s’agirait chaque fois de réinventer son langage en le découvrant sur place. La posture n’est pas sans noblesse, elle n’est pas sans péril non plus, le regard jamais loin de rester coincé entre quelque chose de la « mollesse naturaliste » du mauvais téléfilm et quelque chose de la « tautologie didactique » du mauvais reportage. Seulement, toujours les solutions que le film trouve sont simples, frappent par l’évidence de leur accomplissement, le ludisme de leur forme, la souplesse de leur mise en acte. Si l’équilibre de ce cinéma est précaire, sa marche reste sûre. Déjà, les finales de Thermidor et de L’Oiseau d’or tenaient leur beauté fragile de ces grands écarts entre conte cheap et documentaire étudiant, folklore de la fable et prosaïsme de la rue, où l’allégorie chevaleresque la plus crâneuse ne craignait pas d’affleurer dans le quotidien le plus banal.
Agréger le quotidien et l’histoire ; nourrir le dialogue entre le prosaïque et le mythologique ; ressusciter les fantômes du passé, les faire pleurer au chevet du présent ; ainsi s’exécute le cinéma de Vernier. Et ainsi se déroule la trajectoire de Joane qui, lancée sur les traces de Jeanne d’Arc, se verra finalement boutée, pour s’y être justement trop impliquée, hors de cette liturgie héroïque. Et son corps d’être ramené de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire sur la scène de sa réalité sociale à elle : au lieu d’une église, un tripot ; au lieu d’une potence, une barre de pole dance ; au lieu d’un culte, l’oubli. Au fond de cet oubli, il réside quand même un souvenir : c’est une séquence très belle, dans laquelle nos deux comparses multiplient les poses devant la statue de Jeanne d’Arc. Sur cette photo, une femme en pierre, deux autres en chair. Sur cette photo, un piédestal, quelque chose d’écrit dessus : « Elle n’avait passé ses humbles dix-neuf ans que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle fut dispersée au vent. » Le cinéma de Vernier est à peine moins âgé (son premier court-métrage remonte à 2001) ; c’est un cinéma un peu mal dégrossi, à qui il manque encore quelque chose, mais qui ne se disperse pas, grandit tranquillement – le temps peut-être de se découvrir. Évidemment, Orleans sera peu vu ; mais au moins aura-t-il regardé le monde.