Pour son dix-septième long-métrage, André Téchiné s’est risqué à réunir un couple autrefois mythique du cinéma français : Catherine Deneuve, qu’il dirige ici pour la cinquième fois, et Gérard Depardieu, qu’il retrouve vingt-neuf ans après le fantomatique Barocco. Loin de raviver le spectre un peu suranné du Dernier Métro (François Truffaut, 1980), le réalisateur réorganise la dynamique de ce prodigieux duo d’acteurs en offrant au massif Depardieu un troublant rôle à contre-emploi : celui d’un romantique lunaire, éternel adolescent qui ne croit qu’à son premier amour, et qui espère, sans fausse naïveté, pouvoir enlever celle qu’il avait aimée plus de trente ans auparavant.
Outre le romantisme latent qui parcourt le film d’un bout à l’autre, Les Temps qui changent, comme son titre l’indique, marque aussi l’idée d’une transition, à la fois temporelle, géographique et cinématographique. En choisissant de retourner à Tanger, ville de l’extrême nord du Maroc où Loin avait été tourné en 2001, André Téchiné intègre son récit dans un fort contexte social, politique et économique (ici la mondialisation et ses travers), comme c’était déjà le cas dans Les Innocents (1987) et surtout dans Les Roseaux sauvages (1994). À plusieurs reprises, le réalisateur n’hésite pas à confronter succinctement ses personnages à la réalité économique d’un pays, voire d’un continent. Il suffit de voir cette magnifique scène en plan large où les deux protagonistes, trop occupés à parler de ce passé dont ils ne savent que faire, sont soudainement confrontés à un drame qui cette fois-ci les dépasse : celui de plusieurs dizaines d’émigrés d’Afrique noire dans l’attente et pour qui le détroit de Gibraltar reste l’ultime épreuve vers l’eldorado « Europe ». Par souci de ne jamais occulter cette misère qui ne fait malheureusement pas de l’Afrique un paradis, la caméra n’hésite pas à abandonner fugacement une Deneuve plus belle que jamais pour capter la cavale désespérée d’un homme noir vite rattrapé par la police marocaine.
La nervosité du montage, peu habituelle chez ce cinéaste avide de contemplation, témoigne justement de cette grande densité de thèmes que le film ambitionne d’aborder. Mais à défaut de pouvoir tout traiter en seulement une heure trente, Les Temps qui changent préfèrent suggérer, laissant apparaître, avec une certaine frustration, ce qui aurait pu faire l’objet d’innombrables autres long-métrages passionnants ; entre le jeune éphèbe (Malik Zidi), revenu au Maroc pour revoir son amant qu’il a jadis tenté de faire venir à Paris, et la jeune Franco-Marocaine de retour au pays dans l’espoir d’entrer en contact avec une sœur jumelle qui l’évite et la fuit (Lubna Azabal), André Téchiné use d’un talent certain de dialoguiste et de directeur d’acteurs pour prendre naturellement position contre l’intolérance, qu’elle soit sexuelle ou religieuse. Ce parti pris, même s’il semblait des plus prévisibles au vue des seize précédents long-métrages, n’en estompe pas moins l’évidente générosité dont le film fait à la fois sa principale qualité et son principal défaut. Comme dans Ma saison préférée (1993), l’un de ses meilleurs films à ce jour, la confrontation au montage de deux générations bien distinctes insuffle au propos un étrange parfum de mélancolie qui aurait cependant mérité meilleur traitement. Force est de reconnaître que les scènes de retrouvailles entre Cécile (Catherine Deneuve) et Antoine (Gérard Depardieu) en pâtissent sérieusement, reléguées par instance en second plan de l’intrigue, et ce, faute d’avoir créé des liens plus significatifs avec la jeune génération vers laquelle le cinéaste a manifestement retourné son intérêt, ou replacé ses espoirs.
L’étrange déséquilibre de l’œuvre est accentué par l’ajout assez abrupt de deux scènes surréalistes pendant lesquelles on voit d’abord une pelleteuse creuser un trou puis, en images de synthèse dignes d’un film d’entreprise, l’édification du bâtiment qu’Antoine est venu superviser. Ces maladresses, qui résultent certainement de choix esthétiques délibérés et réfléchis de la part d’un auteur qui cherche peut-être à perdre l’étiquette galvaudée de naturaliste, ne donne pas aux Temps qui changent le statut de film majeur, mais elles entretiennent suffisamment le mystère pour que l’œuvre puisse se bonifier avec le temps, rappelant qu’André Téchiné reste aujourd’hui l’un des cinéastes français les plus intéressants à conjuguer exigence d’auteur et casting populaire.