Dans son quatrième film, sélectionné en 2008 à la Quinzaine des réalisateurs, Lisandro Alonso poursuit sa réflexion sur la relation de l’homme au monde. Mais l’hermétisme grandissant qui l’entoure, à travers sa vision d’un marin qui retourne dans le village de sa famille en Patagonie, finit par rompre peu à peu le charme des premiers plans.
Dans Fantasma, les personnages peuplant le grand bâtiment que le film parcourt passent leur temps à ouvrir et refermer. Principalement les portes mais aussi les robinets, voire la lumière. Dans Los Muertos, plus métaphoriquement, c’est par une sortie de prison que les portes jouent pour renvoyer Vargas vers la nature sauvage. Liverpool suit le mouvement lorsque au tout début Farrel entre dans une réserve de nourriture, y choisit quelques produits, s’en va puis revient immédiatement pour refermer la porte qu’il a laissée ouverte. C’est que le monde de Lisandro Alonso est très structuré, ce qui parfois nuit à ses films. On pourrait croire à une opposition entre extérieur et intérieur, mais les dynamiques qui traversent les espaces suivent pourtant un ordre identique. Il y a l’ouvert et le fermé, l’immobilité et le mouvement, mais toute circulation serait-elle illusoire ? Lluis Miñarro, producteur notamment de Serra et de Guerín, décrit la nature chez Alonso comme un personnage. En ce sens elle a une force (dans chaque film) et des limites (surtout visibles sur l’ensemble de ses réalisations). Quand le réalisateur argentin tournera-t-il dans (et avec) l’espace, au-delà de l’atmosphère terrestre ? Quelles seraient alors les limites et de quel ordre seraient les portes ?
En attendant, Alonso continue de filmer des tentatives de décloisonnements. Ici, Farrel est marin sur un porte-conteneurs qui fait route vers Ushuaia. Son poste est imprécis mais on le voit surtout errer en sous-sol, dans le labyrinthe des cales, des cabines minuscules, voir de la salle des machines où on le retrouve endormi au milieu du vacarme. Le bruit constant, omniprésent chez Alonso, est presque toujours hors-champ ou provenant d’une source insituable. C’est ici la même chose que dans Fantasma, l’espace y est aussi découpé que les activités sont floues. La nouveauté est que ce bateau offre l’occasion d’obstruer le champ de manière plus extrême. Au début du film, l’horizon n’a jamais été aussi court, fermé par des pans de murs aux couleurs métalliques. Et même sur le pont, avec les plans de la mer vue depuis l’extérieur, les hommes sont par contraste d’autant plus renvoyés dans les cages des espaces du navire.
Farrel veut retourner voir si sa mère est encore en vie. Le temps de l’arrêt à Ushuaia, il part sur le port, direction l’intérieur des terres glacées. Mais contrairement à l’annonce de son voyage faite au capitaine, Farrel semble assez peu pressé d’arriver à destination. On croirait même qu’il procède avec beaucoup de méthode à un effacement systématique. D’abord en changeant de sac et en laissant l’ancien sur le port, mais surtout par l’alcool, une bouteille d’eau de vie dont il s’envoie des gorgées à la dérobée toutes les dix minutes. Moins dépendant de la manière dont il est filmé que des lieux où il est filmé, l’effacement continue au fil de son parcours. D’abord dans la ville portuaire qui ne semble constituée que d’un amoncellement de conteneurs, de bâtiments aplatis et mangés par les congères. Farrel mange dans un restaurant, absorbé par le papier peint représentant une forêt canadienne, comme une photo de Martin Parr, puis affalé dans un fauteuil à l’intérieur d’un club désert, enfin dormant dans un bus abandonné. S’il n’a jamais semblé être particulièrement extraverti, Farrel devient sur terre si loin des hommes qu’on s’attend chaque instant à ce qu’il disparaisse dans le paysage. Hypothèse que ne démentira pas le film : Liverpool montre en fait moins un enfouissement dans la nature qu’un devenir nature, plus exactement animal. Les habitants du village, lorsque Farrel y arrive, sont d’abord perceptibles comme de petits animaux occupés à leur survie, avant toute réflexion ou logique humaine. Alonso c’était jusque là « l’homme et la nature », Liverpool dirait plutôt « L’homme est la nature » dans le sens où l’humain ne semble conserver que l’instinct et des réactions animales. D’autant plus lorsque les personnages se distinguent du groupe, la sœur qui souffre de troubles mentaux, la mère, malade et très âgée, qui ne reconnaît pas son fils. Mais l’effacement de Farrel reste vague, sans progression marquée, et débouche sur un hermétisme sclérosant. Avec les hommes, Alonso risque bien de perdre les spectateurs, non pas par radicalité mais par le flou qui entoure un système très visible. Montrer la machine terrestre est précieux, particulièrement lorsque le point de vue est original, mais la machine tourne ici presque à vide.