Qu’un coffret DVD offre l’occasion de revenir sur tout le début de carrière d’un jeune cinéaste prometteur – le plus prometteur de sa génération, en Argentine – en passant par tous ses films, depuis son premier court-métrage d’étudiant jusqu’à sa dernière sélection en festival (Liverpool), sans omettre ni sa plus cuisante gamelle (Fantasma), ni sa plus convaincante réussite (Los Muertos), c’est assez rare et assez judicieux, de la part d’un éditeur, pour être signalé. Voici une étape, une pause dans l’œuvre, nécessaire pour faire le point, et qui appelle d’elle-même sa suite.
Au cours des années 2000, un certain cinéma d’auteur s’est engagé sur une voie dont on peut aujourd’hui esquisser les contours. Cette voie, il est difficile de l’appeler « école » ou « mouvement », tant elle est partagée par-delà les pays. Les films qui l’ont empruntée se ressemblent et – qui se ressemble s’assemble – forment, de fait, une sorte de diaspora. Alors que partout, dans le cinéma populaire, à la télévision, le rythme des images s’accélérait de façon exponentielle, ceux-ci réagissaient en étirant les durées. Alors que partout, le plan s’évaporait, s’atomisait, ceux-ci lui donnaient une ampleur, un souffle, jusqu’alors inusités. Ce cinéma de « l’exténuation du plan » ne s’est pas distingué, comme on pourrait le croire, en faisant le vide, mais en couchant ses fictions dans une durée, en ne les démêlant jamais du temps qui les enserre. En elles, le plan est tendu comme une corde qui sert à la fois d’épreuve – le traverser relève du funambulisme – et de contrat avec le spectateur – « si tu me donnes ton attention, je te donne du sens ». À la croisée de plusieurs héritages – le cinéma moderne, les avant-gardes des années 1970, la nouvelle vague taïwanaise des années 1980 – ce cinéma a rencontré, en festival et dans la critique, un succès considérable et reçu un certain nombre de prix qui ont permis à ses auteurs de continuer à tourner. Son déclin, aujourd’hui constaté, est la résultante de deux facteurs. D’une part, ses figures de proues se sont épuisées : Tsai Ming-Liang a fait naufrage avec son récent Visage, Gus Van Sant a quitté le navire à temps, Vincent Gallo est resté caché dans la soute, etc. D’autre part, de nombreux tâcherons se sont engouffrés dans la brèche et, à force de l’élargir, l’ont laissée béante.
Souvenez-vous : il y a peu, on ne comptait plus les films où un personnage taiseux parcourait, pendant près d’une heure vingt – ces films ont souvent le souffle court – des espaces indéfinis (nature sauvage, rase campagne ou friche industrielle, au choix). Le spectateur était invité à scruter une extériorité muette, à buter contre un décor hostile, à traverser des bribes de micro-fictions éparpillées et à sortir de la salle aussi coi qu’il y était entré. En dessinant l’homme sous son seul angle comportemental, comme une suite d’actions non reliées, ce cinéma le rapprochait de la bête ; il le montrait grognant, marmonnant, bourru, copulant, excrétant, s’alimentant, tuant, etc. Un vrai sac de pulsions. Une vraie ruée d’appétits. Par paresse, par facilité, en n’ayant identifié en l’homme que son limon originel, la vulgaire glaise dont il était moulé, ce cinéma n’avait réussi, in fine, qu’à rejoindre le plus plat naturalisme. Qu’on le veuille ou non, Lisandro Alonso, le plus stimulant cinéaste argentin du moment, appartient à cette face-là du cinéma contemporain.
Lisandro Alonso en est, mais il a plus de talent que ça. Sa première force réside peut-être dans son « sens du cadre », d’une étonnante acuité. Par « sens du cadre », nous n’entendons pas cet art de fleuriste qu’est la composition. Certes, Alonso en extrait un style visuel tout en ligne de force, d’une puissance plastique imposante. Il existe, chez lui, comme une architecture du plan, une construction solide soumise tout entière aux lois de la physique terrestre. Mais il s’agit là d’une donnée statique qui, si on la considère en elle-même, donnerait au travail du cinéaste une fausse allure de tableau vivant. Non, le « sens du cadre » d’Alonso, c’est autre chose. Plutôt une façon de traiter l’espace comme une somme de replis – ce qu’on appellerait en peinture un drapé – entre lesquels se faufile tout le temps du plan (soit tout son aspect liquide). Ainsi, la durée agit sur les images d’Alonso comme au contact du bain révélateur (peut-être est-ce une profonde conscience de l’image argentique qu’on trouve à la base de son style). Leur mouvement nous les font apparaître à chaque instant plus précises, plus profondes. Très souvent, chez lui, les choses se déroulent ainsi : l’espace du plan (la pampa, la forêt, les couloirs d’un immeuble ou les plaines de Patagonie) préexiste à toute présence humaine ; un être humain le traverse et en révèle le parcours inscrit dès le départ dans sa forme. Et chaque révélation, nous en apprenant un peu plus sur le personnage, soulève elle-même de nouvelles questions. Le « sens du cadre » d’Alonso serait donc cette étonnante capacité à loger de la fiction dans les replis du plan, sans avoir à l’expliquer par un excès de montage. Cette notion dynamique de la composition n’est pas si fréquente. Les plans d’Alonso se remplissent au fil du temps. On pourrait tout aussi bien dire qu’ils se chargent, comme se charge un potentiel électrique.
Lisandro Alonso est un artificier. Il manie la surprise comme personne. Ses films se fondent sur des interrogations très simples. Ce personnage, qui est-il ? Où est-il ? Où va-t-il ? Que fait-il ? Tout ce qui suit consiste à verrouiller, petit à petit, ces vastes mystères (et en ouvrir d’autres). Les films d’Alonso agissent comme des entonnoirs. Un personnage, chez Alonso, ne devient personnage, dans toute sa complétude, qu’à la fin du film. Un espace ne se saisit qu’une fois que toutes ses composantes se sont succédé. La situation décrite, la question posée, se bâtissent sous nos yeux. C’est dire si chaque plan du cinéaste fonctionne comme un terrain miné, où chaque pas du personnage est susceptible de faire exploser, dans ce monde de signes, les raisons qui l’ont amené là et sur lesquelles le film distille des informations au compte-goutte. Difficile d’imaginer un style plus vectorisé. Le plan est si solidement ancré à son origine (d’où venons-nous ?) et si ardemment pointé vers une direction (où allons-nous ?) qu’il sécrète un suspense très particulier, aux effets croissants. Les films d’Alonso vont tous vers un rétrécissement, vers une réduction ; leur destination est si précise qu’elle nous apparaît comme un pointe. Un point final. Ce peut être un objet, un seul objet, minime, dérisoire : un jouet d’enfant à la fin de Los Muertos. C’est toujours un signe, l’extrême pointe du signe, comme cette inscription qui apparaît à la fin de Liverpool. Oui, Lisandro Alonso fait bien partie de ces cinéastes du suspense, de ces architectes qui mesurent et installent très précisément leurs effets, qui ne conçoivent leurs films que dans une interaction constante avec les supposées-réactions du spectateur. Alors non, il n’est pas interdit de lui trouver plus d’affinités avec un Fritz Lang ou un Alfred Hitchcock qu’avec un Michelangelo Antonioni.
Bref, maître de son temps et de son espace, créateur de formes, Lisandro Alonso est avant tout un cinéaste. En quatre films (La Libertad, Los Muertos, Fantasma et Liverpool), il a créé des rythmes, des figures (celles de Misael, le bûcheron de La Libertad, et de Vargas, le tueur de Los Muertos), il a creusé des espaces qui n’appartiennent qu’à lui. De cette maîtrise, il se dégage évidemment un propos. Comme tous les cinéastes du contrôle, Alonso nous parle avant tout de déterminisme, du déterminisme en action dans un paysage aussi vaste que celui de l’Argentine. Un pays où tous les comptes de l’homme avec la nature ne sont pas encore réglés. Comme tous les cinéastes du contrôle, Alonso observe ce déterminisme à l’œuvre et cherche à en sonder l’ancrage. Si le cinéaste s’attache tant à des personnages prisonniers d’un cycle, ou obnubilés par une destination, c’est précisément pour isoler cet instant de sa vie où l’homme ne fait qu’un avec son environnement. Pour montrer à quel puissances naturelles il obéit, sans résister. Pour saisir cette pression des choses, de toutes les choses, qui semble impulser une direction au moindre de ses mouvements.
Cet article – je m’en rends compte – se conclut sans un seul mot sur les films. Tant pis. Tant mieux.
Ne reste plus, alors, qu’à les découvrir.