Si ce festival de Cannes est loin d’avoir livré tous ses enseignements, une première tendance se dégage déjà peut-être : pour le moment, les films les plus inventifs sont aussi les plus naïfs. C’est comme s’il fallait d’abord, pour regarder le monde autrement, retrouver une certaine virginité et même faire preuve d’un peu d’inconscience. Voir autrement nécessite de croire : croire en la capacité du cinéma à pouvoir adopter le point de vue d’un âne pour appréhender le chaos de l’existence (Skolimowski) ; croire en l’idée que notre vie intérieure constitue la clef permettant d’accéder à une compréhension plus vaste et sensible du monde physique qui nous entoure (Miller). À partir de cette foi en l’imagination, Trois mille ans à t’attendre organise un dialogue constant entre l’immatériel (sous toutes ses formes : la fiction, le fantasme, les ondes) et le matériel. Le gros de l’action se déroule entre les quatre murs d’une chambre hôtel où conversent Alithea (Tilda Swinton), une narratologue solitaire, et un djinn (Idris Elba) qui doit exaucer trois de ses vœux. Mais avant cela, il a quelques histoires à lui raconter. Miller greffe la structure narrative des Mille et Une Nuits à la frénésie des effets numériques contemporains pour travailler une mise en scène de la porosité – entre les espaces, mais aussi entre les époques. La perméabilité des scènes les unes par rapport aux autres est affaire de pyrotechnie (le corps vaporeux du génie), de montage (exemple : un raccord entre les roues d’un avion et celles d’un chariot à bagages), mais aussi de détails parfois discrets, comme ces changements de focales par lesquelles Miller, au milieu d’un plan, fait le point sur des poussières visibles à l’œil nu, avant de se reconcentrer sur les personnages. La fluidité de la forme semble assouplir le tissu du monde et reconfigurer la manière dont on le perçoit. Comme l’explique Alithea au cours d’une conférence, raconter des histoires (et les mettre en scène), c’est avant tout à chercher à donner un sens aux mystères de l’univers.
De cette dynamique, Miller tire une sorte de blockbuster intimiste qui dresse des ponts aussi bien avec le cinéma de Zemeckis qu’avec celui de Weerasethakul. Car il comporte une scène devant laquelle on ne peut pas ne pas penser à Memoria, celle où Tilda Swinton touche le génie, présenté comme une « antenne », pour entendre une multitude de sons et de voix. Plus encore, le dispositif permet au film de se confronter à des défis figuratifs qu’il relève vaillamment. Ainsi d’une séquence qui parvient à donner forme au vertige accompagnant une révélation fondamentale, de celles qui rendent soudainement le monde plus vaste et profond. La caméra part du visage d’une jeune femme qui formule le désir de pouvoir « rêver comme un djinn », c’est-à-dire de voir ce que ses yeux d’humaine ne pouvaient jusqu’ici discerner. Le cadre s’élargit à mesure que la frontière entre le visible et l’invisible s’estompe, et que se dessine un réseau mordoré composé de symboles et de chiffres flottant dans l’air. On pourra évidemment trouver la séquence très naïve (on y revient). Elle l’est, mais cette naïveté, qui engendre aussi quelques visions à la lisière du kitsch, ne peut être retranchée de l’inventivité avec laquelle le film parvient à faire déborder la subjectivité foisonnante des personnages dans l’espace qu’ils occupent. Trois mille ans à t’attendre fait partie de ces films dont la beauté est indissociable d’une certaine bizarrerie ; il ne faut pas le regretter, mais au contraire apprécier à sa juste valeur cet alliage rare et précieux.