Le réalisateur australien George Miller est surtout célèbre pour la trilogie Mad Max qu’il réalisa aux débuts des années 1980, réputée pour sa violence extrême. Il étonna beaucoup de monde lorsqu’il écrivit et produisit Babe, le cochon devenu berger (Chris Noonan), film familial qui remporta un vif succès en 1996. Il réalisa une suite (Babe, un cochon dans la ville, 1999) et, après sept années d’absences, il revient aujourd’hui avec Happy Feet, film tout en animation de synthèse où des manchots chantent et dansent sur la banquise. Se serait-il donc définitivement reconverti dans les films pour enfants ? Quand on voit la cruauté du monde qu’il dépeint, on peut en douter. Mad Max n’est pas si loin…
Il y a une différence fondamentale qui sépare Happy Feet des dessins animés en images de synthèse : Happy Feet n’est pas un cartoon. Le but de George Miller est de poursuivre ce qu’il a entrepris avec les deux films Babe : doter les animaux de la parole. Mais ce qui était concevable avec des chiens, des cochons et des canards en matière de dressage l’est beaucoup moins avec des manchots, surtout quand il s’agit de leur faire exécuter des numéros de claquettes. D’où la nécessité des images de synthèse et du scrupuleux désir de réalisme avec lequel elles sont utilisées. La technique provoque alors une vraie fascination en rendant l’inconcevable visible. Les pingouins, les phoques, les aigles, etc, n’ont ici que des caractéristiques animales sans être caricaturalement humanisés. Les animaux d’une même race se distinguent les uns des autres par leur plumage, leur couleur, leur taille, prônant ainsi l’individu parmi le troupeau sans que l’un d’entre eux ne devienne le symbole de sa propre espèce (comme chez Disney ou DreamWorks).
Mais la technologie informatique n’est pas seulement pour George Miller un moyen de reproduire la nature et la détourner, c’est aussi l’occasion d’émanciper sa mise en scène et de pouvoir filmer sans contrainte technique. Et c’est peut-être là que réside la force du film : dans son désir d’explorer les possibilités du découpage. Du plan-séquence d’une très belle scène de ballet aquatique, aux plans d’ensemble sur des chorégraphies qui s’étendent sur toute une banquise, tout est mis en œuvre pour que le spectacle ait de l’ampleur, renouant avec les traditions des comédies musicales des années 1950 où les numéros de danse étaient cinétiquement euphorisants. Car ce qui rend Happy Feet si réaliste, ce n’est pas tant son travail de reconstitution de la faune polaire, mais le fait que la caméra ait une présence, qu’elle ait une place prépondérante dans la narration, que l’on sente le choix du point de vue, alors que tout cela n’a jamais été filmé. Ce qui n’est que synthèse, pixel, animation, existe à l’écran.
Happy Feet raconte l’histoire d’un manchot un peu simplet, Mumble, innocent et brave, mais rejeté par les autres car également anticonformiste (il danse au lieu de chanter). Ce qui va le pousser à explorer le monde environnant où il affrontera un univers hostile et violent. S’il y a une certaine mièvrerie dans Happy Feet due à l’idéalisme du héros, elle va toujours de pair avec une certaine cruauté due à l’incapacité des individus à vivre en dehors de leur environnement. Lors d’une terrifiante poursuite sous-marine par un phoque affamé, Mumble réussit à s’échapper in extremis en atteignant la terre ferme. Le phoque, en l’y rejoignant, se voit soudainement incapable de chasser, démuni de son agilité aquatique. Il essuie alors les quolibets d’un petit groupe de manchots moqueurs, et retourne dans l’eau en traînant lamentablement sa carcasse. D’affreux monstre marin, il devient un gros mammifère pathétique une fois hors de son territoire. Mumble, en s’éloignant de plus en plus de sa tribu, finit par échouer dans un zoo. Les parois de son enclos reproduisent en trompe-l’œil le paysage de la banquise. Il tente de s’y aventurer et se cogne inlassablement la tête contre le mur. Vision d’horreur, où le manchot ne fait que se heurter à ses illusions. Le film renoue avec la thématique de la trilogie Mad Max et de Babe, un cochon dans la ville, où le franchissement de la ligne était fatal. Le danger chez Miller vient toujours de l’extérieur, de l’autre côté. Et si l’on s’y promène trop loin, on risque de se retrouver enfermé. C’est certes une vision paranoïaque du monde mais compensée par la possibilité émise ici de produire un langage universel, qui puisse permettre une communication totale entre les êtres, celui du corps : la danse. C’est en tout cas un moyen d’expression que l’on peut concrètement filmer : Happy Feet est animé par un désir absolu de cinéma.