Entre deux volets de Mad Max, Fury Road et Furiosa (annoncé pour 2024), George Miller s’est autorisé une étrange parenthèse arabisante, une sorte de blockbuster naïf versant volontiers dans une imagerie kitsch. Il est nécessaire de déplier ce que recouvrent ces deux aspects, le naïf et le kitsch, qui ne constituent pas obligatoirement des travers à stigmatiser, mais peuvent être aussi la source (ou la marque) d’une inspiration formelle singulière. Je l’évoquais déjà lors du dernier festival de Cannes : comme d’autres titres découverts à cette occasion (notamment Hi-han, signé lui aussi par un vieux briscard, Jerzy Skolimowski), la naïveté dont fait preuve le film est quelque part consubstantielle à son inventivité. Trois mille ans à t’attendre témoigne d’un désir de retrouver une forme de virginité pour poser un œil neuf sur les êtres et les choses ; il s’agit de regarder le monde autrement pour accéder à un autre monde – en l’occurrence un monde d’avant la science, tissé à partir des histoires et des mythes, qui ne remplace pas le monde tangible mais l’approfondit. C’est ce qui distingue le film d’une banale fable sur les « pouvoirs de l’imagination », ce à quoi il ressemble certes de loin, avec son héroïne à l’esprit fertile (mais en inadéquation avec le réel) et sa structure de (faux) huis clos. L’imagination n’y est guère appréhendée comme une force redéfinissant radicalement les contours de l’univers, mais bien plutôt comme une clef ouvrant les portes de la perception. C’est l’idée, magnifique, au cœur de la mise en scène de Miller : pour mieux voir, il faut d’abord croire, et plus encore croire que notre vie intérieure permet l’accès à une compréhension plus vaste et sensible de ce qui nous entoure. Pour ce faire, Miller organise un dialogue constant entre le matériel et l’immatériel (la fiction, le fantasme, mais aussi les vapeurs, les ondes magnétiques et le « feu subtil » dont sont faits les djinns). L’échange repose tout à la fois sur une série d’emboîtements narratifs et d’effusions plastiques dont résulte un bouillonnement d’images et de figures, de couleurs et de formes rompant volontiers avec le bon goût. Il serait toutefois regrettable de s’en tenir aux contours de cet imaginaire (disons à sa surface, parfois rutilante), tant le film cherche davantage à figurer le mouvement à son origine, c’est-à-dire la mécanique même de l’imagination.
L’antenne
Le gros de l’action se déroule entre les quatre murs d’une chambre hôtel où conversent Alithea (Tilda Swinton), une narratologue solitaire en visite à Istanbul, et un djinn (Idris Elba) qui doit exaucer trois de ses vœux. Ces derniers jouent d’une certaine manière le rôle d’un MacGuffin : pour mieux démêler les tenants et les aboutissants de la situation, les deux personnages racontent leurs vies respectives et remontent le passé. Miller greffe de la sorte la structure narrative des Mille et Une Nuits à la frénésie des effets numériques pour travailler une mise en scène de la porosité – entre les espaces et les époques. La perméabilité des scènes les unes par rapport aux autres est affaire de pyrotechnie (le corps vaporeux du génie), de montage (exemple : un raccord entre les roues d’un avion et celles d’un chariot à bagages), mais aussi de détails parfois discrets, comme ces focalisations soudaines de la caméra, au milieu d’un plan, sur des grains de poussière qui flottent dans l’air. C’est la part profondément contemporaine du film, qui dématérialise la matière pour mieux la rematérialiser, donnant à divers éléments – à commencer par le génie – une forme de suprême liquidité, comme en témoignent les petits jeux autour des flacons renfermant son corps compressible, qui passent successivement de l’état de flaque colorée à celui de verre solide. L’idée est à la fois gracieuse et à la lisière du prosaïque : lorsque le génie recourt à ce procédé pour stocker une myriade de livres, on assiste au fond à la figuration, bariolée et merveilleuse, du chargement d’une clef USB. Mais ce magma fait naître aussi un réel vertige, par la façon dont la fluidité de la forme semble assouplir l’étoffe même du monde et, par extension, reconfigurer la manière dont on le perçoit. Au cours d’une conférence, Alithea explique que raconter des histoires (et les mettre en scène) consiste avant tout à chercher à donner un sens aux mystères de l’univers. On pourrait aller plus loin : l’imagination charge également d’une énergie nouvelle les objets communs qu’elle investit. Ainsi de cette scène à mi-chemin du drame et du burlesque où, au détour d’un contrôle de sécurité dans un aéroport, le sort d’un esprit millénaire est suspendu à la fragilité d’une simple salière.
De cette dynamique, le film trace un sentier sinueux entre le grand spectacle et l’intime, qui bifurque même dans le dernier mouvement vers le mélo amoureux. On est quelque part à la fois dans le cinéma de Zemeckis (lui aussi très mutant) et dans celui, surprise, de Weerasethakul, le temps d’une scène où il est difficile de ne pas penser à Memoria, lorsqu’Alithea touche le génie, présenté comme une « antenne », pour entendre une multitude de sons et de voix. Non seulement la structure poreuse permet de passer d’une tonalité à l’autre et d’oser des embranchements audacieux, mais elle livre aussi un certain nombre de défis figuratifs auxquels le film se confronte sans ciller, comme cette séquence qui parvient à représenter le vertige accompagnant une révélation fondamentale, de celles qui rendent soudainement le monde plus vaste et vibrant. Dans le dernier flashback consacré aux différentes incarcérations subies par le génie, ce dernier raconte comment il a accordé à une jeune savante le pouvoir de « rêver comme un djinn », c’est-à-dire de voir ce que ses yeux d’humaine ne pouvaient jusqu’ici discerner. La caméra, surplombante, part du visage de la femme pour ensuite s’envoler. Le cadre s’élargit alors à mesure que la frontière entre le visible et l’invisible s’estompe, et que se dessine un réseau mordoré composé de symboles et de chiffres flottant dans l’air (cf. photogramme ci-dessus).
On pourra évidemment trouver la séquence très naïve (on y revient). Elle l’est, précisément parce qu’animée par une foi incandescente dans les potentialités de la mise en scène, art qui permet de faire déborder, comme ici, la subjectivité foisonnante des personnages dans l’espace qu’ils occupent. Miller explore autant la part lacunaire de cette opération (les disparitions et réapparitions du génie, qui pointent la manière dont Alithea navigue parfois à vue sans parvenir à dissocier pleinement ce qui relève de la féerie ou de ses délires intérieurs), que la possibilité qu’elle offre de tout filmer, y compris des sentiments qui relèvent a priori de l’infigurable – mais en fin de compte plus tout à fait, grâce aux perspectives nouvelles dessinées par l’essor des images numériques. À partir de là, tout est possible, y compris des visions incongrues : le cosmique s’imbrique dans le commun d’une chambre d’hôtel, le mirifique dans la trajectoire impossible d’un ballon de football rebondissant sur un lampadaire. Trois mille ans à t’attendre fait partie de ces films dont la beauté est indissociable d’une certaine bizarrerie ; il ne faut pas le regretter, mais au contraire apprécier à sa juste valeur cet alliage rare et précieux.