Deux ans après Boy Meets Girl, premier film remarqué au festival de Cannes, Leos Carax trouvait en 1986 la consécration cinématographique avec Mauvais Sang, où le cinéaste âgé d’à peine vingt-six ans donnait la mesure de ses talents de réalisateur. Trente ans plus tard, la filmographie de Carax a fait l’objet depuis la sortie de Holy Motors d’une redécouverte qui offre à la restauration de ce second opus un rayonnement inespéré, à même de rendre justice à une œuvre aussi inspirée qu’exigeante.
Impuissante jeunesse
Polar déroutant teinté de science-fiction, Mauvais Sang débute par un meurtre : celui de Jean, voleur à la dextérité hors normes. Pour régler une dette vis-à-vis de « l’Américaine », qu’ils suspectent d’être à l’origine du crime, Marc et Hans, collègues du défunt, demandent alors à son fils Alex de prendre sa place dans le coup qu’ils ont monté. L’objectif n’est rien moins que le vol d’un vaccin contre un nouveau virus (le STBO) condamnant à une lente agonie ceux qui font l’amour sans s’aimer. A côté de cette intrigue policière, le film suit également le périple sentimental d’Alex, qui se sépare de Lise, jeune fille sur le seuil de la vie d’adulte, pour tomber amoureux d’Anna, amante de Marc obnubilée par cet homme d’âge mur. Fidèle à une réflexion sur l’amour qui était déjà au cœur de son premier film, Carax livre ici le portrait d’une jeunesse perdue dans l’intervalle entre deux femmes et entre deux âges.
Si Mauvais Sang fait référence par son titre à Rimbaud, c’est donc d’abord en tant que figure tutélaire incarnant le mieux cette condition où Alex, alter ego du cinéaste, se reconnaît : celle d’un être « atrocement précoce » qui vit moins sa jeunesse comme transition que comme déchirement entre enfance et âge adulte. À cette première signification s’en surimpose une seconde : la référence au « mauvais sang » nous rappelle la place que le cinéma de Carax réserve à la figure de l’orphelin, dans un monde où toute filiation paraît d’emblée vouée à l’échec. De même que la mort de son père n’a d’autre valeur aux yeux d’Alex que celle d’une opportunité de refaire sa vie, ce dernier choisit de quitter Lise de manière à effacer ses traces sur elle, afin que celle-ci vive « sans devoir rien à personne ». L’amour, tout menacé qu’il est par la maladie, apparaît alors comme seul lien véritable entre les êtres, justifiant la quête du protagoniste.
Cinéma de poésie
Le film laisse donc voir une parenté avec les thématiques déjà présentes dans Boy Meets Girl, dont il diffère cependant par ses ambitions formelles, totalement renouvelées. Depuis le noir et blanc qui caractérisait ce premier film, Carax élargit sa palette tout en restant sous le signe d’un minimalisme strict où les trois couleurs primaires (jaune, rouge et bleu) dominent, se juxtaposant à des aplats de gris et de noirs. Le réalisateur s’écarte délibérément du réel : les combinaisons géométriques des cartes à jouer, le costume jaune à losanges du héros (presque un Arlequin), le décor en mosaïques de l’appartement où Anna, Marc et Hans vivent sont autant d’indices du caractère artificiel et scénique revendiqué par le cinéaste. Cette épure vise à saisir un état premier de la parole (qu’on songe à l’instant magique où Anna et Alex communiquent télépathiquement), mais surtout du geste, loin des grésillements du monde extérieur : le tournoiement des cartes et les multiples courses se déroulant sur un fond à trois couleurs renvoient ainsi aux fondements optiques de la captation du mouvement au cinéma. En un mot, à l’enfance de l’art. Dans le même temps, la démarche du cinéaste s’inscrit sous le signe d’une recherche poétique : point de cinéphilie (terme que Carax abhorre), ni de citation, mais une inspiration « totale » qui voyage d’une forme d’art à une autre. L’éclectisme règne, de la référence littéraire à la chansonnette (parfois les deux, comme dans la reprise étonnante d’une chanson écrite par Céline), de la peinture à la bande dessinée – Hugo Pratt, mythique dessinateur de Corto Maltese, dans le rôle d’un gangster –, des airs de Reggiani à la musique du Limelight de Charlie Chaplin.
En quête d’élan
Cette verve poétique et plastique ne rime pourtant pas avec l’ostracisation du réel. Carax a beau écarter tout projet de mise en scène réaliste, l’imagination qu’il déploie n’en est pas moins traversée par son époque et ses tourments sur le mode de l’allégorie. D’où cet univers dystopique où nous sommes plongés, entre l’arrivée d’une comète ponctuée de perturbations atmosphériques, et le portrait d’une ville ayant pour seule architecture le tout-béton ou la silhouette futuriste des tours où siègent les lobbys pharmaceutiques, avec leurs lasers et leurs lumières irréelles.
Le béton omniprésent, dont Alex dit qu’il s’est glissé jusque dans son ventre, en vient à incarner la pesanteur du réel, face à laquelle la seule réponse possible est celle de l’exploit singulier. D’où une récurrence de morceaux de bravoure, prouesses ayant valeur de véritables manifestes éthiques et artistiques, où se dégage la conception d’un art qui n’existe que lorsqu’il se met en danger, défiant l’inertie qui l’entoure. On garde en mémoire le long travelling au cours duquel Denis Lavant s’élance dans une course folle sur les notes du « Modern Love » de David Bowie, mais comment oublier, à côté de cette séquence devenue iconique, le tour de prestidigitation par lequel Alex fait apparaître des fruits sous les yeux émerveillés d’Anna, ou encore les moments où il s’adresse aux autres « du dedans », avec sa voix de ventriloque. Chacune de ces prouesses renvoie au potentiel du corps vivant et « performant » sous ses différentes facettes, et à l’expérience cinématographique comme émerveillement renouvelé devant le spectacle de ce corps.
Certes, tout nouvel élan est destiné à tourner court, comme une vague qui se brise en plein océan, pour reprendre les mots d’Alex. Mais ces échecs ne font qu’accentuer l’acharnement avec lequel les différents personnages réitèrent leurs tentatives, transformant le motif de la course en véritable axe porteur du film. Difficile de s’étonner dès lors, qu’à côté de la marche titubante d’Alex, on trouve aussi la vision d’un enfant faisant ses premiers pas en direction de sa mère : chaque essai est un nouveau coup de dé balancé à la face du destin. Il en ressort un tremblement où la fatalité le cède à l’incertitude, et qui se cristallise dans le dernier plan d’Anna courant sur la piste les bras grands ouverts. À mesure que celle-ci avance, l’image s’accélère jusqu’à atteindre un état proche de la vibration, laissant le spectateur sur cette impression irréelle et pourtant tenace : celle d’une jeune femme sur le point de prendre son envol.