Certains de nos collègues ont judicieusement noté qu’Annette de Leos Carax est sorti à quelques jours d’intervalle d’une autre comédie musicale autrement moins commentée : In the Heights (D’où l’on vient, en français) de Jon Chu. Petit cousin de West Side Story, le film réactualise de manière solaire et réjouissante l’un des horizons fondamentaux du musical hollywoodien, en cela qu’il est question, par la danse, de s’inscrire dans un territoire, ici en crise – les rivalités communautaires d’hier ont laissé place à la menace plus insidieuse de la gentrification. Alors que la fin d’année se profile, et avec elle l’heure de relever les grandes tendances de 2021, on pourrait aller plus loin et constater que, au-delà de ce hasard des sorties, les quatre comédies musicales les plus en vue de ces derniers mois, West Side Story, Annette, Tralala et In the Heights, auront obéi à une stricte opposition de styles qui dépasse un simple ancrage territorial – le Carax, après tout, se déroule essentiellement à Los Angeles. Les titres annoncent quelque part la couleur : les films américains portent le nom d’un lieu, quand les Larrieu et Carax mettent l’accent sur un personnage. Si Tralala élit un décor atypique dans le champ du cinéma français, Lourdes (la ville natale des frères cinéastes), le décalage opéré entre le sacré de l’espace et la fantaisie qu’apporte le clochard céleste joué par Amalric s’incarne peu, à proprement parler, par la danse – on est bien loin de chez Demy, où Rochefort, par le surgissement de danseurs, devenait un lieu hybride, ancré dans une localité déréalisée par la farandole qu’elle accueillait.
Deuxième distinction évidente : on danse très peu dans les deux films français – quelques pas, tout au plus, une envolée ici, un déhanché là (le petit chœur de Tralala, qui se téléporte d’une boîte de nuit à un couloir d’hôtel par la magie d’un raccord), quand Chu, et surtout Spielberg, ambitionnent réellement de ressusciter en partie la féerie du musical, de traverser le pont qui sépare le monde tangible de cet étrange village que l’on appelle Brigadoon. Avec, toutefois, des visées divergentes : Spielberg, comme on l’explique dans la critique du film, fait du retour du musical un ballet spectral, tour à tour euphorisant et conscient d’être arraché aux limbes, quand Chu, par un premier degré désarçonnant (et une forme de candeur parfois un peu trop candie), s’attelle à l’accomplissement de son « sueñito » (« petit rêve »). Surtout, les deux films auront déployé un rapport au musical transcendant le vieil adage que « the world is a stage », quand les Larrieu, mais aussi Carax, auront surtout filmé, justement, la scène (les longues séquences de concert de Tralala), en espérant toucher du doigt une mélancolie (Tralala) ou un abyme (Annette) palpables, mais dans les deux cas mis en scène trop furtivement – on le répète toutefois, si le Carax a ici peu convaincu, sa dernière scène n’en reste pas moins désarmante. La comparaison entre les deux paires de films a bien entendu ses limites et il ne s’agit pas d’en conclure qu’un choix dogmatique est à trancher – on peut aimer tout à la fois In the Heights et Tralala, comme c’est le cas de certains rédacteurs de la revue –, mais sur le seul terrain de la danse, force est de constater que c’est davantage du côté d’Hollywood, vieux géant dont la critique se plaît à annoncer chaque année l’agonie, que la forme aura été la plus féconde.